Haineux

Dès lors qu’il s’agit de Céline, on ne s’embarrasse guère de nuances. En mai dernier, la chaîne franco-allemande Arte a diffusé un documentaire, Cannes, le festival libre, à la gloire de ses fondateurs, Philippe Erlanger ¹ et Jean Zay. Il y est rappelé qu’en juin 40, Zay (alors mobilisé comme sous-lieutenant) et d’autres parlementaires s’embarquèrent sur le paquebot Massilia pour fuir la France et gagner l’Afrique du Nord. Zay sera poursuivi par un tribunal militaire pour désertion et condamné à une peine d’emprisonnement ². Évoquant cette période, l’auteur du film fait dire à la voix hors champ : « Les fantômes des antidreyfusards tiennent leur revanche. N’oublions pas que Céline qui n’avait pas la langue dans sa poche avait trouvé ce jeu de mot haineux : “Je vous Zay”. » Ce passage pourrait donner à penser que Céline s’acharna sur Zay alors emprisonné. Il omet surtout de préciser que le pamphlétaire répliquait ainsi à un “poème” pour le coup vraiment « haineux ». En fait, c’est avant-guerre que Céline commit ce jeu de mot visant le ministre du Front populaire. Pour expliquer ce calembour, Duraffour et Taguieff citent partiellement une note de Régis Tettamanzi qui y fait référence ³. La fameuse apostrophe de Léon Blum aux députés de droite en 1925 (« Je vous hais » 4) est certes rappelée mais pas le poème hostile au Drapeau que Zay écrivit huit ans avant d’être élu député  : « Je te hais pour tous ceux qui te saluent / Je te hais à cause des peigne-culs, des couillons, des putains / Qui traînent dans la boue leur chapeau devant ton ombre / Je hais en toi toute la vieille oppression séculaire, le dieu bestial (…) Je hais tes sales couleurs, le rouge de leur sang, le sang bleu que tu voles au ciel / Le blanc livide de tes remords. » Et il concluait en qualifiant le drapeau français de « race vile des torche-culs ». Lorsque Céline écrit « Je vous Zay », c’est à ce texte qu’il fait référence tout autant qu’au cri de Blum. Sur cette phrase, la note de Régis Tettamanzi, d’une vingtaine de lignes, est d’une exhaustivité exemplaire 5.On se souvient qu’en 2017 un collectif d’historiens posa ses conditions pour qu’une édition scientifique des pamphlets puisse voir le jour en France. Certes une édition savante est toujours perfectible mais celle éditée au Canada comporte déjà un millier de pages. L’édition dont rêvent ses détracteurs ferait au moins le double. Est-ce commercialement envisageable ?  À relire cet appareil critique,  on se rend compte à quel point  ces historiens firent preuve d’une sévérité outrancière à l’égard de ce travail. Il faut également observer que lorsque cette édition parut, elle ne suscita aucune critique. Il a fallu qu’Antoine Gallimard annonçât le projet de la reprendre telle quelle (avec une préface de Pierre Assouline) pour qu’elle fût dénigrée. Tout cela n’est pas très glorieux.

Cannes, le festival libre, documentaire de Frédéric Chaudier, écrit par Gilles Taurand et Frédéric Zamochnikoff. Texte dit par Charlotte Rampling. Arte France, 2017. Durée : 52’.

  1. Ils rappellent tout de même qu’en 1956 Philippe Erlanger retira Nuit et Brouillard d’Alain Resnais de la sélection du festival de Cannes pour ne pas froisser l’Allemagne fédérale.
  2. En juin 1944, il fut extrait arbitrairement de sa prison par des miliciens et assassiné de manière ignominieuse.
  3. Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017, p. 873 (note 383 vs page 236).
  4. Selon Jean Lacouture, Léon Blum n’aurait jamais proféré une telle apostrophe mais d’autres historiens admettent qu’il ait pu prononcer ces mots dans un contexte où il fut violemment pris à partie.
  5. Régis Tettamanzi in Écrits polémiques, Éditions 8, 2012, p. 748 (note 1 vs page 349).