Henri Godard

Il y a quatre ans, face à Marc-Édouard Nabe ¹ (qui le filma à son insu), Henri Godard fut catégorique : « Pour moi, maintenant, Céline, c’est fini. (…) J’ai mis un point final. »  Et il est vrai  qu’il le délaissa alors pour un volume de la Pléiade  sur Malraux, puis pour un essai consacré à l’écrivain italien Erri De Luca. C’est d’ailleurs la première fois que Henri Godard travaillait sur une œuvre non écrite en français.Personne n’ignore la dette que les céliniens ont contractée envers lui. De manière souveraine il a montré, d’une part, que l’œuvre est l’une des très rares à être à la hauteur de l’histoire du XXe siècle, et, d’autre part, que son auteur est l’un des tout grands créateurs de son temps. La coïncidence veut que Godard ait décroché son diplôme universitaire l’année même où parut D’un château l’autre lu avec ferveur. Lecture fondatrice jalonnée bien plus tard d’étapes décisives : l’édition de la trilogie allemande dans la Pléiade (1974, édition suivie de quatre autres volumes) ; la création, avec J.-P. Dauphin (†), des Cahiers Céline, puis, avec une poignée de célinistes historiques, de la Société d’Études céliniennes (1976) ;  la soutenance de sa thèse de doctorat Poétique de Céline (1984) ; la fondation, avec Jean-Paul Louis, de la revue L’Année Céline (1990) ; la publication de Céline scandale sur l’épineuse question des “pamphlets” (1994) ; sa biographie parue l’année du cinquantenaire de la mort (2011) ; et enfin son livre-bilan sur le sujet, À travers Céline, la littérature (2014). En avait-il dès lors définitivement fini avec lui ? Pas vraiment puisque viennent de paraître deux ouvrages largement consacrés à Céline mais qui, pour la plus grande part, sont composés de textes parus antérieurement ici et là.  On y a la confirmation  que  la pierre d’achoppement pour cet humaniste intransigeant demeure les écrits controversés (ô euphémisme !) de Céline. Comment ne pas comparer ce qu’il en dit avec la réaction de mon compatriote Charles Plisnier qui, en 1938, considérait Bagatelles comme un livre à la fois « génial et malfaisant » ? Sur le strict plan littéraire, Godard estime que « ces textes représentent globalement, d’un point de vue stylistique, une régression, même si on y retrouve verve et invention lexicale » et qu’on « est tellement heurté par la violence des attaques que beaucoup ne se rendent même pas compte que littérairement ces textes sont ennuyeux ». Le chrétien (de gauche) qu’est Plisnier note qu’il n’y a en effet « rien de plus lassant que la violence verbale, l’imagination satirique, l’injure et l’invective. Et c’est un fait qu’un pamphlet trop long ne se lit pas jusqu’au bout et perd son efficace. » Mais il ajoute : « Que celui-ci, avec ses trois cent soixante-quinze pages massives, se fasse lire, témoigne d’une puissance créatrice exceptionnelle, d’un souffle prodigieux. » On voit ce qui sépare les deux lettrés sur ce point. Il apparaît évident que l’écrivain de combat que fut Céline ne peut emporter l’adhésion littéraire de Godard même s’il sauve, comme d’autres céliniens, quelques “belles pages” de ce corpus. Ainsi citent-ils invariablement la superbe description de Leningrad dans Bagatelles ou l’épilogue lyrique des Beaux draps. Or le génie célinien est aussi, qu’on l’admette ou non, celui de la polémique. Avec ses outrances et ses dérives irrémissibles.

• Henri GODARD : Céline et Cie (Essai sur le roman français de l’entre-deux-guerres), Gallimard, 2020, 267 p. & Une critique de la création et autres essais, Du Lérot, 2020, 131 p.

  1. Nabe n’en est pas à une contradiction près : dans cette vidéo, il presse instamment Henri Godard de réaliser une édition critique des “pamphlets” alors qu’ailleurs il n’exprime pas une grande révérence à son égard.