Sigmaringen

Il fallait oser. Se lancer, après le chef-d’œuvre de Céline, dans un roman ayant pour cadre Sigmaringen relevait du défi. Pourtant cela faisait longtemps que Pierre Assouline portait ce livre en lui. Disons d’emblée que c’est une réussite.

Le lecteur est plongé, 70 ans après les évènements, dans l’atmosphère crépusculaire du château où se réfugièrent collaborateurs (ministres et hauts fonctionnaires de Vichy) et collaborationnistes (miliciens et militants du PPF et du RNP).

Cette réussite tient notamment au fait que le romancier s’est documenté avec la rigueur de l’historien (qu’il est aussi), se rendant à trois reprises sur les lieux et lisant toute la documentation existante sur le sujet (dont le journal inédit de Marcel Déat). Celui-ci et tous les autres personnages familiers au lecteur de la trilogie allemande (Pétain, Laval, Brinon, Luchaire, Darnand,…) figurent naturellement dans ce roman où le dérisoire le dispute au tragique. Et le docteur Destouches est aussi l’un des personnages de cette tragi-comédie. Ce que l’auteur lui fait dire sonne d’autant plus juste qu’il s’agit, le plus souvent, de propos réels ou attestés par des témoins. Ainsi, cette réplique lancée à ceux qui croient encore en la victoire allemande : « Je considère tous ces bafouillages propagandistes comme odieux ! Je considère que Sigmaringen est une banlieue de Katyn ! Et vous allez bientôt tous faire les frais de cette ignoble connerie ! ». Ou cette invective visant Léon Degrelle venu plastronner en ville : « Quel est ce roi des cons qui ne fera même pas un beau pendu avec sa gueule de jean-foutre ? ».

L’originalité de cette fable sur l’obéissance tient au fait que les évènements sont vus par un Allemand. Le paradoxe étant que ce majordome, dévoué au prince de Hohenzollern, est contraint de servir ceux qui firent allégeance à cette Allemagne  dont il réprouve l’idéologie. Pierre Assouline campe ici une belle figure de serviteur partagé entre des sentiments contradictoires. Et qui rappelle irrésistiblement celui interprété par Anthony Hopkins dans un film fameux dont l’auteur s’est d’ailleurs inspiré. Manifestement à son affaire, Assouline, inspiré, fait revivre ce huis clos fait de secrets, de sentiments exacerbés et de contrastes, la barbarie moderne côtoyant ici ce que la civilisation germanique eut de meilleur. On connaissait déjà le biographe perspicace. Avec ce livre, Pierre Assouline confirme son talent de romancier.

Remo Forlani caressa longtemps un projet d’adaptation cinématographique de D’un château l’autre ¹. Après avoir lu Sigmaringen, on ne peut s’empêcher de rêver au film qui pourrait aussi en être tiré. Ambiance, décor, personnages, intrigue, tout s’y prête à merveille. Autre défi à relever…

 

  • Pierre ASSOULINE, Sigmaringen, Gallimard, coll. « Blanche », 2014, 362 p. (21 €)

 

→ Dans un tout autre genre, il faut lire les souvenirs de Philippe DRUILLET, Delirium. Autoportrait (avec David Alliot). Quel rapport avec le roman évoqué ici ? C’est que le petit Philippe Druillet fut soigné par le docteur Destouches à… Sigmaringen où s’était réfugié son père milicien. Au-delà de cette anecdote peu commune, cette évocation d’une vie, où les drames alternent avec de grands moments d’exaltation créatrice, frappe par sa force et son accent de sincérité. En raison d’une « langue crue, imagée, violente, grossière, inventive », Pierre Assouline  décèle à juste titre une parenté avec Céline (« La République des livres », 15 janvier 2014). Éditions Les Arènes, 2014, 274 p. (17 €)

  1. Depuis plusieurs années, Christophe Malavoy nourrit également un projet d’adaptation de D’un château l’autre ; pour convaincre plus facilement les producteurs, il adapte actuellement le scénario en bande dessinée, en collaboration avec Paul et Gaëtan Brizzi (pour les dessins). Cet album devrait paraître l’année prochaine aux éditions Futuropolis.