Céline à l’écran

Le réalisateur, Emmanuel Bourdieu, ne s’en cache pas. Son Céline, librement adapté du livre de Milton Hindus, est une commande ¹. Elle émane de Jacques Kirsner, producteur animé autant par son amour du cinéma que par son militantisme ². « Quand on a été trotskiste, on le reste », affirme-t-il volontiers. Issu d’une famille originaire d’Europe centrale (en partie décimée sous l’Occupation), il a été l’un des principaux dirigeants du mouvement trotskiste lambertiste et de l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Était-il la personne idoine pour produire un film équitable sur Céline ? Toujours est-il que cette réalisation constitue une charge sans nuances de l’écrivain en exil.  Denis Lavant  surjoue  à l’envi  un Céline simiesque, vociférateur et lubrique. Le  personnage est tellement caricatural qu’il en devient franchement  détestable ³. Objectif atteint. Par ailleurs, bien des libertés sont prises avec la vérité historique.  Ainsi,  la pétition qu’Hindus lança aux États-Unis est présentée comme ayant été décisive pour empêcher l’extradition de Céline. C’est pour le moins exagéré. Le personnage de Lucette (Géraldine Pailhas)  n’est pas davantage conforme  à ce qu’elle fut.  On la voit  menacer Céline de le quitter si Hindus s’en va de manière précipitée (!). Dans la réalité, Lucette fut aussi dévouée que soumise à son époux. Quant à Hindus (Philip Desmeules), il est le parangon du dévouement, alors qu’en fait, il n’hésita pas à rendre public un témoignage défavorable à Céline en attente de son jugement : « Je publie ce livre parce qu’il constitue, après dix ans, une réponse à la polémique que Céline a livrée à ma race ». Ce côté revanchard n’apparaît pas dans ce film dénaturé par un manichéisme sommaire. Un candide éperdu d’admiration face à un démon paranoïaque et sadique, c’est une trouvaille. Ceux qui ignorent tout de la personnalité de Céline, assurément complexe et ambivalente, vivront désormais avec une image bien peu avantageuse de lui, à la grande satisfaction de ses détracteurs ainsi confortés dans leur détestation. Ajoutons que la mise en scène est d’un académisme pesant, ce qui n’arrange rien. L’affiche est surchargée de sens et de symboles comme le film lui-même 4. Après la projection, le constat émis par l’écrivain à la fin de sa vie revient irrésistiblement à l’esprit : « Dieu qu’ils étaient lourds ! ».

• BOURDIEU, Emmanuel : Louis-Ferdinand Céline (Deux clowns pour une catastrophe). 1 h 37. Le film sera diffusé sur la troisième chaîne de la télévision française. Le livre de Milton Hindus a été réédité en 2008 sous le titre (fallacieux) Rencontre à Copenhague (L’Herne).

  1. Ce n’est pas la première. Jacques Kirsner lui avait déjà commandé un film pour la télévision : Drumont, histoire d’un antisémite français (2013).
  2. Dans le second tome de son Encyclopédie politique française (2005), le regretté Emmanuel Ratier lui consacre une notice aussi substantielle qu’édifiante.
  3. Frédéric Vitoux, biographe de Céline, n’est pas moins sévère : « Que nous montre Bourdieu, en somme ? Un petit vieillard fébrile, éructant, gâteux, paranoïaque, voyeur et parfaitement repoussant. Qu’importe si Céline, âgé de 54 ans, était grand et si, même sous ses dehors clochardisants, il témoignait d’une véritable beauté lorsque ses douleurs physiques lui laissaient un instant de répit ! Denis Lavant déploie bien des efforts pour insuffler une forme de pathétique tension à cet homme si contradictoire. Mais où sont les prodigieux monologues de Céline, souvent cocasses, quand il se laissait emporter par son flot oratoire, comme dans un état inspiré où se faisait entendre l’écho ou l’ébauche de ses futurs écrits ? Ils ont disparu avec lui. Restent de pauvres dialogues qui ne sonnent pas juste. » (Le Figaro, 9 mars 2016).
  4. J’emprunte la formule à Pierre Assouline : « Quel célinéma ! », La République des livres, 5 mars 2016.