Archives de l’auteur : Marc

Vient de paraître

Sommaire : Le modèle de Mme Bérenge : Barbe Domis (1856-1935) – Entretien avec Stéphane Zagdanski – Bagatelles pour un massacre loué par un militant sioniste (1944) – Divorce à Rennes – De Céline à Beethoven – Ramuz et Céline

Céline chez Paul Morand

Passionnant Journal de guerre de Paul Morand, surtout le premier tome où on le voit à Vichy, au cœur du pouvoir. Recruté au printemps 1942 au cabinet de Pierre Laval, il note tout ce qui se dit, notamment lors des déjeuners où il côtoie le président du Conseil revenu aux affaires après avoir connu un purgatoire politique de plus d’un an. Dans ce journal de 2.000 pages (!), il est peu question de Céline. On a confirmation de quelques éléments ; ainsi, c’est bien à la demande de Darlan (ministre de la Guerre) que Les Beaux draps furent interdits par Pucheu (ministre de l’Intérieur) en zone non occupée¹. Autre confirmation : la participation de Céline à un déjeuner chez les Morand, le 22 avril 1943 ², en compagnie de Benoist-Méchin, Louise de Vilmorin et Jünger. C’est lors de ce déjeuner que Céline confie avoir été invité à visiter Katyn, invitation qu’il déclinera.  Propos confirmé par Jünger dans son Journal.  Après la chute de Stalingrad et le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, Céline sait que la partie est perdue : il assure alors à Morand qu’il restera en France avec pour conséquence que « les Soviets le feront tomber dans une fosse Katyn ».  Dans une lettre censurée par Je suis partout, il écrira : « La fosse de Katyn est plus vaste qu’on l’imagine – Je suis porté à croire qu’elle va jusqu’aux Tuileries. » Il sera à nouveau invité le mois suivant (5 mai), cette fois en compagnie de Josée Laval, Heller et Jardin, directeur de cabinet de Laval. C’est l’époque où Céline tient des propos hallucinés. Morand les rapporte dans son journal : « Sa thèse est qu’Hitler est “l’hystérique de service”, manœuvré par les trusts, lesquels sont d’accord avec Londres et Washington, que tout cela c’est faire le jeu des Soviets, que Laval s’en ira, et nous tous avec. »  Alors que Céline vomissait le régime de Vichy et n’avait que sarcasmes à l’égard de Laval,  Morand, légaliste et admiratif, lui resta fidèle jusqu’au bout. « C’était un homme très bon, très juste, détestant la guerre, la ruine, le meurtre, le sang, la violence. », écrit-il à l’automne 1945. On sait que l’approchant à Sigmaringen, Céline révisa son jugement. Morand et Céline avaient, en revanche, les mêmes vues sur ce qu’il aurait fallu faire et surtout ne pas faire. Morand : « Je considère qu’il ne fallait pas déclarer la guerre à l’Allemagne, mais attendre. De mes voyages, j’étais revenu persuadé que, même en cas de victoire, la France sortirait d’une guerre puissance de deuxième ordre et qu’il fallait à tout prix maintenir le plus longtemps possible la fiction France puissance de premier ordre, grâce à la paix. » Comme en écho, Céline dira : « Nous avions le prestige d’avoir gagné 14-18. Il fallait conserver ce prestige à toute force, n’importe comment, ne pas le mettre en péril, ne pas le mettre sur la table. » S’ils se sont l’un et l’autre retrouvés en piètre situation après la défaite, ils gagneront la partie en littérature. La seule qui compte pour des écrivains.

• Paul MORAND, Journal de guerre, I (Londres – Paris – Vichy, 1939-1943) & Journal de guerre, II (Roumanie – France – Suisse, 1943-1945), Gallimard, coll. “Les cahiers de la nrf”), 2 vol. de 1028 et 1042 p. Édition établie, présentée et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon (27 & 35 €)

  1. Les autorités allemandes désapprouvèrent cette interdiction.
  2. Et non le 23 comme indiqué ici et là : dans son journal, Paul Morand relate le déjeuner ce jour mais, dans son agenda, sa femme, Hélène Morand, le note la veille, tout comme Jünger. C’est au cours de ce déjeuner que Céline fait part de ses craintes à son hôte : « J’aimerais pouvoir prendre mes dispositions car je serai dans les cinq ou six premiers. Vous n’êtes que dans la première centaine. »

Vient de paraître

Sommaire : Des lettres retrouvées – Les sœurs Canavaggia et Céline – L’Église vue par Charles Bernard [1933]

Encore Taguieff

Décidément obnubilé par Céline, celui qui éprouvait jadis “une admiration sans bornes” [sic] à son égard y revient dans son dernier livre. Taguieff, traquant la prolifération de la bêtise dans notre société (vaste programme !) lui consacre, en effet, plusieurs pages. Dans une section consacré aux voyageurs désillusionnés en Union soviétique (pp. 219-241), il affirme erronément que les documents sont introuvables sur son séjour en URSS. Il ignore manifestement le rapport de Mikhaïl Apletine découvert il y a une quinzaine d’années par une célinienne russe¹. Là où Taguieff est tendancieux, c’est lorsqu’il affirme qu’avant son séjour Céline ne prend pas position, “soucieux de bénéficier de l’appui des milieux intellectuels de gauche, sensibles à son supposé pacifisme et à son non moins supposé anticolonialisme”. S’il n’a pas exprimé avant 1936 de jugement sur l’URSS, n’est-ce pas plutôt parce qu’il tenait à juger sur pièce ? L’auteur reconnaît qu’il  est de ceux qui ont osé “chercher à voir ce qui se cachait derrière les slogans et les mises en scène pour invités de marque”. Mais pour y parvenir, il fallait bien évidemment se rendre sur place. À son retour le constat fut terrible : « Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. Il faut voir pour croire. Une horreur. Sale, pauvrehideux. Une prison de larves.  Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. »  Suivra Mea culpa qui ne fera pas davantage dans la dentelle. Au moins Taguieff admet-il que Céline s’est montré “lucide” face au communisme. L’autre passage du livre relatif à Céline concerne son jugement dépréciatif sur Proust (pp. 64-68). Le but étant naturellement de montrer “sa profonde bêtise”. L’honnêteté eût consisté à montrer que son appréciation à l’égard du glorieux aîné connut une évolution certaine. Au point d’énoncer, un an avant sa mort, un avis aussi définitif que celui-ci : « Proust est un grand écrivain, c’est le dernier, c’est le grand écrivain de notre génération ». Pour avoir une idée exhaustive de cette évolution, je vous recommande la notice relative à Proust dans un dictionnaire que tout célinien devrait avoir dans sa bibliothèque². Quant aux essais dans lesquels il est question des liens entre ces deux géants, ils sont légion. Coïncidence : les deux plus notables sont parus la même année³. Au risque de choquer, oserais-je écrire que, même dans le dénigrement radical, Céline fait preuve de perspicacité ? Ainsi lorsqu’il utilise la métaphore de la chenille pour définir le style proustien : « Cela passe, revient, retourne, repart, [n’oublie rien, add.] incohérent en apparence (…) La chenille laisse derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, [impeccable add.], capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. » Ainsi décrit-il cette obsession parfois oppressante qui tend à vouloir tout exprimer à propos d’un fait ou d’un sentiment. Et, pour cela, passe et repasse indéfiniment sur la même observation ou la même sensation.

• Pierre-André TAGUIEFF, Le Nouvel Âge de la bêtise, Éditions de l’Observatoire, 2023 (23 €).

  1. Olga Chtcherbakova, “Quelques précisions sur le séjour de Céline à Leningrad en 1936” in Céline et la guerre, Actes du Seizième colloque international Louis-Ferdinand Céline, Société d’études céliniennes, 2007, pp. 84-88.
  2. Laurent Simon & Jean-Paul Louis, La Bibliothèque de Louis-Ferdinand Céline (Dictionnaire des écrivains et des œuvres cités par Céline dans ses écrits et ses entretiens), Du Lérot, vol. 2, 2020, pp. 198-199.
  3. Jean-Louis Cornille, La haine des lettres. Céline et Proust, Arles, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 1996 ; Pascal A. Ifri, Céline et Proust. Correspondances proustiennes dans l’œuvre de L.-F. Céline, Birmingham [Alabama], Summa Publications, 1996.

Vient de paraître

Sommaire : Une heure chez Me Gibault — Céline dans Le Populaire  —  Bibliographie. Les Dictionnaires.

In memoriam Henri Thyssens

Henri Thyssens nous a quittés le 28 octobre¹ à l’âge de 75 ans. Je le connaissais depuis 1979 ; il m’avait contacté à la parution du premier numéro de feu La Revue célinienne. Il découvrit Voyage au bout de la nuit à l’âge de dix-neuf ans alors qu’il effectuait son service militaire. « Ce Voyage me transporta dans un monde nouveau, celui de la lecture, à tel point que j’en fis un métier : libraire ²» Avant de créer sa propre librairie, “La Sirène”, il apprit le métier chez Halbart, puis chez Eugène Wahle, à Liège dont il était originaire. Parallèlement, il fit du courtage à Paris. Spécialisé dans les ouvrages de généalogie et de régionalisme, il publiait des catalogues qui attestaient d’un professionnalisme sans faille. Ceux qu’il réalisa sur la gastronomie ou sur Simenon sont conservés par les amateurs. Alors qu’il avait été un élève peu appliqué, Céline  joua pour lui  le rôle d’initiateur et lui donna  l’amour des lettres. À l’instar de nombreux céliniens pointus, le livre de Céline qu’il préférait, sensible à la modernité du style, était Mort à crédit. Ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier des auteurs au style classique, tels  Stendhal, Paul Léautaud ou Jules Renard qu’il relisait fréquemment. En 1976, cet autodidacte s’était fait connaître en éditant la correspondance à Évelyne Pollet qu’il avait rencontrée à plusieurs reprises. Cinq ans plus tard, il se rendit au Danemark sur les traces de Céline³. Il en ramena le flacon de cyanure que celui-ci avait emporté en Allemagne. Il l’avait fait analyser (c’était bien du cyanure de potassium mais désormais sans danger), ce qui lui permit de le proposer dans l’un de ses catalogues ! Il fut le créateur de la série Tout Céline, répertoire des livres, manuscrits et lettres passés en vente, qui connut cinq numéros et dans lesquels il publia différentes études, notes biographiques et recensions bibliographiques.  Mais la grande affaire de sa vie fut ses recherches sur l’itinéraire de Robert Denoël. Elles aboutirent à la création d’un site internet en accès libre d’une rigueur et d’une érudition en tous points remarquables.  « Un éditeur assassiné, c’est rare, c’est incongru, on ne meurt pas pour les Lettres. Celui-là était différent, c’était un vrai bagarreur, et Liégeois de surcroît. Je me lançai donc à sa poursuite. Elle dura trente ans, mais je ne parvins jamais à mettre un nom sur son assassin, ou plutôt j’en trouvai plusieurs, ce qui compliquait encore l’affaire. » On trouve d’ailleurs sur son site toutes les pièces connues sur cet assassinat ainsi que sur l’instruction judiciaire qui suivit. Il y a là matière à un livre majeur sur cette vie brisée mais Henri ne s’était jamais résolu à cette conversion, étant dans l’impossibilité, disait-il, de faire la synthèse de ce qui équivaut à un volume de centaines de pages. Il faudrait aussi évoquer l’homme qu’il fut : son ironie, sa fidélité en amitié, son indépendance d’esprit. Épris de liberté, il aura mené l’existence qu’il souhaitait. Ce qui importe maintenant c’est de préserver son travail. Michel Fincœur (attaché scientifique à la Bibliothèque Royale) et moi l’avions convaincu de léguer sa documentation aux “Archives & Musée de la Littérature”, à Bruxelles, ce qu’il fit il y a cinq ans. Il y existe désormais un “Fonds Robert Denoël / Henri Thyssens” qui a vocation à pérenniser le site internet qu’il créa en 2005 et qui constitue l’œuvre de sa vie.

  1. Et non le 31 octobre, comme erronément mentionné dans notre numéro précédent. Il a été incinéré à Ostende le 8 novembre.
  2. Les citations sont extraites de sa contribution au livre collectif 90 ans de Voyage (Céline et nous), La Nouvelle Librairie, 2022.
  3. Henri Thyssens, « Au Royaume de Danemark » in Tout Céline, 5 [Liège], À la Sirène, 1990, pp. 116-136.