Archives de l’auteur : Marc

Vient de paraître

Sommaire : Léon Daudet, critique littéraire – Le style célinien ou l’avènement du syndrome psycholinguistique traumatique – Un dossier critique sur Guerre, Londres, La Volonté du roi Krogold.

Tirages

Sous le titre aguichant La littérature, ça paye !, Antoine Compagnon, académicien et professeur émérite au Collège de France, signe un ouvrage mettant en relief les bienfaits de la lecture. En ouverture de cette apologie de la littérature, il se place du côté de l’auteur en observant que seuls 15 % des auteurs perçoivent plus de 9.000 € de droits d’auteur par an, soit moitié moins que le Smic. Et de citer ce propos de Baudelaire qui vécut, comme on sait, dans la misère : « La poésie est un des arts qui rapportent le plus, mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que plus tard les intérêts, – en revanche très gros. » Le cas Céline est bien différent : il connut la gloire dès son premier livre et subit le purgatoire, non pas après sa mort, mais de son vivant. Je rappelais, le mois passé, que Féerie pour une autre fois, I et II fut un échec cuisant. Raison pour laquelle il renonça à un troisième tome et s’attaqua à D’un château l’autre qui rencontra la faveur du public et de la critique. Rien de comparable cependant avec les tirages d’avant-guerre. Céline aimait le succès et fut très dépité de ne pas obtenir le Goncourt qui lui avait été promis : « Il est toujours honteux de perdre » (à Karen Marie Jensen, 15 mars 1938). C’est que la réussite entraînait, outre la renommée, des droits d’auteur qui lui apportaient  une indépendance et une liberté  auxquelles il tenait plus que tout. Il s’enorgueillissait d’être l’auteur le plus exigeant du marché, exigeant 18 % du prix du livre et des avances princières. Difficile d’imaginer ce qu’eussent été les six années d’exil s’il n’avait pas placé ses économies au Danemark. Pendant cette période, il ne dispose d’aucun revenu professionnel et vit, avec Lucette, grâce à l’or déposé avant-guerre dans ce pays. Le pactole est dû essentiellement à Voyage au bout de la nuit. Tiré à 3.000 exemplaires en 1932, il atteint, dans ses différentes rééditions, un tirage de plus de 200.000 exemplaires en 1944. En comparaison, Mort à crédit constitue un échec sur le plan commercial. Il s’en vend 36.000 exemplaires l’année de parution. L’autre grand succès fut Bagatelles pour un massacre tiré à plus de 90.000 exemplaires. Les Beaux draps, paru sous l’Occupation, feront 46.000. Soit davantage que D’un château l’autre ; à la mort de Céline, il ne s’en était pas vendu 30.000 exemplaires. Nord, en 1960, ne dépassa pas les 10.000.  Lorsqu’il disparaît, Céline est débiteur vis-à-vis de Gallimard. Sa renommée posthume est, elle, prodigieuse. À titre d’exemple, Guerre s’est vendu à 170.000 exemplaires et Londres à 60.000. Quant aux manuscrits et lettres autographes, leur cote rivalise avec celle de Proust.  L’audience d’un écrivain se mesure aussi à sa disponibilité en collection de poche. Toute son œuvre romanesque est disponible en “Folio”, y compris les manuscrits retrouvés. Voyage au bout de la nuit demeure le roman qui remporte le plus de suffrages, y compris auprès des céliniens : il s’en est vendu un million d’exemplaires, dont plus des deux tiers après sa mort. Rien à voir cependant avec les tirages faramineux de L’Étranger ou La Condition humaine promus tous deux par l’Éducation nationale. Il est vrai que Céline n’est pas un auteur facile et qu’on ne mesure pas l’importance d’un auteur à ses tirages.

• Antoine COMPAGNON, La littérature, ça paye !, Éditions des Équateurs, 2024, 188 p. (18 €).


Sources : Philippe Roussin, “Céline : les tirages d’un auteur à succès entre 1932 et 1944” in Actes du colloque international de Paris (1986), Du Lérot & Société des Études céliniennes, 1987 & Pascal Fouché, “Éditer Céline : du savant à l’occulte ou l’initiative et l’interdit” in La Revue des lettres modernes (“L.-F. Céline 5, Vingt-cinq ans d’études céliniennes”), Lettres modernes-Minard, 1988.

Vient de paraître

Sommaire : Les mystères de Londres – La réception critique de Féerie – Exhumation littéraire – Dans la bibliothèque de Céline (Balzac)

Londres

Deux ans seulement après la parution de Londres, Gaël Richard, auquel on doit plusieurs sommes céliniennes d’importance, nous procure un opus décryptant, en lien avec ce qu’on sait déjà sur cette période de la vie de Louis Destouches, les apports biographiques inclus dans ce manuscrit retrouvé et les interférences avec la fiction. Les dix mois qu’il passa dans la capitale britannique durant la Grande Guerre demeurent la partie la plus mystérieuse de sa vie. Et l’une des plus décisives car c’est durant cette période qu’il s’affranchit des règles édictées par son éducation petite-bourgeoise. Décisive aussi sur le plan esthétique : c’est alors qu’il découvre avec enchantement le music-hall et les danseuses, initiation qu’il n’aura de cesse de revendiquer en tant qu’écrivain : « J’ai piqué mes trilles dans le music-hall anglais […] dans le rythme, la cadence, l’audace des corps et des gestes. » C’est également à Londres qu’il s’initie à l’art de soigner. La fréquentation à Soho du milieu lui inspirera Guignol’s band, précédé de cette première tentative, Londres,  découverte près d’un siècle après sa rédaction. Et c’est là qu’il contracte un mariage qui ne sera pas déclaré au consulat de France et, par conséquent, non enregistré par l’administration française. À lui seul cet ouvrage justifie l’édition, parfois contestée, de ce manuscrit retrouvé que Céline ne destinait pas à la publication. Sur toutes les étapes de cette vie à Londres, Gaël Richard apporte des éléments inédits, des recoupements perspicaces et de pertinentes déductions que lui seul sans doute était en mesure d’apporter. Cela tient à sa formation basée sur la critique et l’étude des documents originaux.  Quel autre céliniste serait capable d’explorer avec une telle maîtrise le vaste champ des archives ? C’est qu’il allie à la fois une connaissance très fine de la biographie et de l’œuvre célinienne avec une analyse méticuleuse des pièces d’état-civil mais aussi des ressources historiques et de la presse de l’époque. Dans sa première partie, l’ouvrage est constitué de quatre sections distinctes : le travail de Destouches au bureau des passeports du consulat général de France ; ce que l’auteur nomme – clin d’œil au livre de Mahé – sa “brinquebale” avec son ami et collègue, Georges Geoffroy ; son retour à la vie civile après qu’il eut été réformé ; sa rencontre enfin avec les sœurs Nebout  suivie  de  ce mariage éphémère  avec l’une d’elles. Le livre est richement illustré de documents dont précisément l’acte de mariage de “Louis des Touches” et Suzanne Nebout, le 19 janvier 1916, et son annulation, le 6 février 1918.

« À la ronde du grand Londres », la seconde partie due à Laurent Simon,  nous dévoile la géographie anglaise de Céline par un dictionnaire des lieux qu’il fréquenta ou mentionna dans son œuvre. Le coauteur, passé maître dans l’élaboration d’un tel dictionnaire, avait fait un travail comparable pour Paris. Celui-ci est de la même rigueur, émaillé de citations issues des romans mais aussi des pamphlets et de la correspondance.  Ainsi a-t-on le plaisir d’explorer, dans l’ordre alphabétique, le Londres de Céline, du pub À la Croisière pour Dingly (pub tenu par Prospero dans Guignol’s band) au zoo de Londres dans Regent’s Park. Grâces soient rendues aux deux auteurs pour cet ouvrage magistral.

• Gaël RICHARD & Laurent SIMON, Céline et Londres, Du Lérot, 2024, 366 pages, table des illustrations et index.

Vient de paraître

Sommaire : “Chimiste le matin, écrivain l’après-midi, docteur le soir” – In memoriam François Löchen [2004 – 2024]

Bien-pensance

Voici un livre qui ne risque pas de susciter le scandale. C’est qu’il se situe résolument dans le camp du Bien. Tout a commencé, nous dit Jérôme Garcin, dans les années 80 lorsqu’il s’irrita d’une certaine fascination du public  et  du milieu éditorial pour les écrivains collabos. Il s’agit alors de faire contrepoids en valorisant les écrivains qui, pendant les années noires, firent le bon choix. D’autant, déplorait-il, qu’ils n’étaient plus lus car non réédités. Ainsi écrira-t-il un hommage à Jean Prévost, mort les armes à la main dans le maquis du Vercors, puis un autre à Jacques Lusseyran, étudiant résistant.  Dans une  récente  interview,  il déclare  que  Decour, Prévost et Lusseyran sont  ses “auteurs de chevet ”. Leurs livres seraient donc ceux qui ont sa préférence et qu’il relit souvent – ce qui est la définition même du livre de chevet ? Il est juste de rendre hommage à ces personnes dignes d’admiration pour leur courage et leur sacrifice. Et je veux bien admettre qu’ils ont écrit chacun l’un ou l’autre ouvrage de valeur. Mais que pèsent-ils littérairement face à Céline, Morand, Drieu et même Chardonne ?  Sans parler du Rebatet des Deux étendards… Il faut admettre que le constat doit être pénible pour ces critiques bien-pensants devant se résoudre à l’idée que, dans ces années-là, le talent était à droite, et parfois même très à droite. Au grand dam de Garcin, ce sont ces auteurs-là qui suscitent des biographies et de savantes exégèses, en plus d’être édités, pour les plus grands d’entre eux, sur papier bible. C’est que la Bibliothèque de la Pléiade n’est pas la bibliothèque rose et qu’un écrivain ne peut être réduit à son engagement politique. Je connais mal l’œuvre de Prévost, Decour et Lusseyran mais je ne suis pas certain de trouver chez eux les bonheurs d’expression manifestant un art stylistique comparable à celui de ces écrivains maudits. Lorsque Drieu est entré dans la Pléiade, un historien a dénoncé une tentative de « réévaluer le fascisme français » tandis qu’un autre tança Gallimard pour « cette tradition de publier des auteurs sulfureux ». Tout cela est dérisoire. En matière littéraire, le seul critère décisif est le talent, que l’on soit stalinien, comme Aragon ou Vailland, – ou fasciste. On est gêné de rappeler une telle évidence. Par ailleurs Garcin ne craint pas d’énoncer des contrevérités. Ainsi lorsqu’il affirme que Céline s’est renié, reprenant l’antienne des ultras de la collaboration qui le vouèrent aux gémonies à la parution de D’un  château l’autre. Il suffit de relire les entretiens accordés à Dumayet, Zbinden et Parinaud pour voir qu’il n’en est rien. Garcin estime aussi que De Gaulle a eu tort de ne pas gracier Brasillach. On se dit alors qu’en étant hostile à la peine de mort, il demeure fidèle à ses convictions humanistes. Pas du tout : son seul regret est que cette mort en ait fait un “martyr de l’épuration ”. Au moins concède-t-il que, si l’on s’intéresse à la littérature, on ne peut pas ne pas lire Céline même si ses romans sont parsemés de propos choquants, voire odieux. Constat qui amène une universitaire à le bannir de ses cours : « Nous sommes nombreux à choisir de ne pas l’enseigner car les paroles haineuses de Céline ne se lisent pas que dans ses pamphlets ¹. »

• Jérôme GARCIN, Des mots et des actes (Les belles-lettres sous l’Occupation), Gallimard, coll. “La part des autres”, 2024, 166 p. (18,50 €)

  1. Tiphaine Samoyault, Le Monde, 11 janvier 2018. Citée par Gisèle Sapiro in Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur, Le Seuil, coll. “Points”, 2024 [édition augmentée], p. 38.