Sommaire : Entretien avec Émile Brami – Céline vu par un oxfordien. Une lecture de Guerre – Un poème de Charles Bukowski sur Céline – Dans la bibliothèque de Céline. Ouverture – Philippe Sollers, un an déjà…
Voyage au cinéma ?
En février dernier, François Gibault confia, lors d’une conférence sur Céline à la Médiathèque d’Enghien-les-Bains qu’une adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit allait peut-être apparaître sur le grand écran¹. Il n’en dit pas davantage (le contrat n’était pas encore signé), mais indiqua néanmoins qu’il avait été approché par une importante société cinématographique ayant les moyens de concrétiser le projet. Un site américain² a récemment révélé de quoi il retourne, le contrat ayant été versé au registre des options du C.N.C. (Centre national du cinéma)³. Le jour même, l’info a été relayée en France où la nouvelle s’est répandue comme une trainée de poudre. Cela fait des décennies qu’un projet d’adaptation de Voyage est dans l’air. “…Projet mirifique, éternel film fantôme qui, sorte de monstre du Loch Ness en celluloïd, resurgit périodiquement” 4. Dès 1934, Céline lui-même s’employa vainement à le faire aboutir. Tous les projets firent long feu, le dernier en date étant celui de François Dupeyron (1950-2011). La singularité de la nouvelle tentative est qu’elle émane de Joann Sfar, issu d’une famille juive sépharade du côté paternel, et d’une famille ashkénaze du côté maternel. Lorsqu’il était adolescent, ce dessinateur et réalisateur lut Voyage au bout de la nuit avec ferveur avant de connaître la biographie de l’auteur. « Vous pouvez imaginer à quel point ma vie a été compliquée plus tard. J’ai un rapport passionnel et conflictuel à Céline pour des raisons évidentes », a-t-il confié. D’autant qu’il fait de sa judéité l’un des thèmes de son œuvre. Il définit Voyage comme « un ouvrage où se produit un glissement inéluctable de la lucidité au nihilisme. Toboggan vers l’indifférence au massacre [sic] » Les producteurs seront, d’une part, son associé Aton Soumache (The Magical Society) et, d’autre part, Alain Attal (Trésor Films). Cela fait plus de quinze ans que Joann Sfar nourrit ce projet mais c’est sa récente rencontre avec Thomas Bidegain, scénariste des films de Jacques Audiard, qui a été décisive. Les droits d’adaptation sont naturellement limités dans le temps : Sfar a trois ans pour achever le scénario et commencer le tournage. Comme on s’en doute, ce ne sera pas chose aisée : le scénariste souligne la complexité de l’adaptation due notamment à la structure particulière du roman ainsi qu’à sa langue. Tous deux entendent donner “une approche personnelle et fascinante restituant toute l’intensité et la complexité d’un roman qui explore les affres de l’âme humaine sous le prisme de la guerre et de la misère sociale”. Dans un message posté sur les réseaux sociaux, l’auteur du Chat du rabbin précise : « J’ignore encore si nous parviendrons à sauter tous les obstacles vers l’aboutissement de ce film. Merci par avance à ceux qui me souhaitent le pire, ça fait partie du jeu. Attendez que ce film sorte pour le haïr, ce sera plus agréable pour vous comme pour moi. » Michel Audiard, lui, estimait que, finalement, il était heureux que son projet d’adaptation n’ait pas abouti : « La littérature à ce niveau-là, on ne peut que saloper le coup. »
- M.L., « Année faste », Le Bulletin célinien, n° 460, mars 2023, p. 3.
- Elsa Keslassy, « Joann Sfar, Thomas Bidegain to Adapt Journey to the End of the Night for the Big Screen With Aton Soumache, Alain Attal Producing », Variety.com, 9 septembre 2024.
- https://rca.cnc.fr/rca.frontoffice/consultation/oeuvre/367b0eaa-bea1-440d-aef2-08dc91fcfc53
- Émile Brami, Louis-Ferdinand Céline et le cinéma (Voyage au bout de l’écran), Écriture, 2020.
Vient de paraître
Sommaire : Entretien avec Dominique Abalain – Guerre atlantique [sur les traductions américaine et anglaise] – Entretien avec Pascal Fouché – Céline et La Fontaine.
Inénarrable Nabe
Inénarrable Marc-Édouard Nabe, sommairement qualifié de “pamphlétaire célinolâtre” par Taguieff dans son pavé anti-Céline. Ils ont un point commun : un mépris insondable à l’égard des céliniens. Nabe a récemment mis en ligne une vidéo de deux minutes sur le square Boucicaut évoqué par Céline dans Nord ¹. « …Ce lieu célinien négligé par les fameux spécialistes », ajoute-t-il, perfide. Évidemment il ne connaît pas l’admirable Dictionnaire des lieux de Paris cités par Céline qui lui consacre une notice détaillée². Ce n’est pas la première fois (ni la dernière) que Nabe tranche sans savoir. Sur son site internet, il s’est exclamé : « Où est donc passée cette putain de préface à ce Précis d’onomastique judaïque par Bernardini ? ». Il ignorait aussi que les épreuves de ce livre furent retrouvées dans une bibliothèque new-yorkaise et que cette préface a été publiée il y a vingt ans dans une réédition des Cahiers Céline 7 ³. “Si le directeur du Bulletin célinien tenait tant que ça à ce que cet inédit soit lu, il n’avait qu’à le republier dans son BC ! ” [sic], fait-il dire à son factotum, Ludovic Mergen. Nabe s’est aussi demandé ce qu’on attendait pour publier la transcription du manuscrit de Voyage au bout de la nuit afin que l’on puisse établir une comparaison avec la version originale de 1932. C’est qu’il ignorait également que cette transcription est disponible depuis que Rémi Ferland l’a éditée en 2016 grâce au travail réalisé par Régis Tettamanzi4. Mais Nabe n’a que sarcasmes pour ce célinien auquel nous devons (entre autres) une édition critique des pamphlets. Cerise sur le gâteau, il admoneste Gallimard, coupable à ses yeux d’avoir caviardé une partie du titre de la version intermédiaire de Féerie parue en 1985. Il aurait aimé qu’on imprimât sur la couverture : “Au vent des maudits soupirs pour une autre fois” (!) : “On sait que Godard n’a pas voulu écrire en entier le titre prévu Au vent des maudits soupirs…, trop long pour la couverture blanche de Gallimuche… Déjà, ce souci de petit prof de merde de vouloir rendre les “foutoirs” céliniens présentables, digestes, attractifs librairistiquement parlant !…” Grossière erreur : Henri Godard sait, lui, pertinemment que le titre imprimé est fautif, celui qui l’a choisi ayant amalgamé deux titres envisagés par Céline : “Au vent des maudits” et “Soupirs pour une autre fois”. Le fait de vouloir les réunir constitue une bourde qu’il n’aurait certainement pas commise. Le comble étant évidemment de prétendre obstinément, comme il le fait, que Céline quitta Saint-Malo à l’été 43 pour s’entretenir du massacre de Katyn avec Brasillach ! Et que c’est donc bien lui qu’on voit sur la photo d’officiels attendant Brinon à la gare de l’Est5. Ceux qui prétendent le contraire ont droit aux épithètes les plus triviales. Toute controverse peut certes s’avérer fructueuse. Encore faut-il connaître ce dont on parle…
- https://www.tiktok.com/@marcedouardnabe/video/7397770956325834016
- Laurent Simon, À la ronde du Grand Paris. Dictionnaire des lieux de Paris et de sa banlieue cités par Louis-Ferdinand Céline dans son œuvre et sa correspondance, ou fréquentés par l’écrivain, Du Lérot, 2016, 3 vol.
- Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché (éd.), Céline et l’actualité, 1933-1961, Gallimard, coll. “Les cahiers de la Nrf” (Cahiers Céline 7), 2003.
- Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit « seul manuscrit », Éditions 8, coll. “Anciens”, 2016. Édition établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi.
- Voir Marc Laudelout, « Gare de l’Est. L’expert n’est plus aussi catégorique », Le Bulletin célinien, n° 466, octobre 2023.
Vient de paraître
Sommaire : Céline dans le journal de Dominique de Roux – Opérateur de présence – Vengeresses Bagatelles – Philip K. Dick, lecteur de Céline – Souvenir d’Albert Paraz – Paraz et ses paradoxes
Céline l’abominable
Quand un membre du Barreau se mue en procureur… Le 11 juin, le ”Palais littéraire et musical” organisait à Paris une conférence de Me Georges Teboul, “Céline, l’abominable homme des lettres”¹. S’il se dit admirateur de l’œuvre, sa franche détestation de l’homme est bien dans l’air du temps. Les qualificatifs auxquels il a recours sont tous du même registre : “abject”, “salaud”, “immonde”, “ignoble”,… la liste n’est pas exhaustive. À ses yeux, Céline est méprisable d’un bout à l’autre de son existence. Le but déclaré de cette conférence était pourtant “de donner envie de le lire ”. Pas sûr que cet ancien membre du Conseil de l’Ordre y soit parvenu. Bien de griefs peuvent être portés au débit du pamphlétaire racialiste et partisan de l’Axe. Mais l’erreur de Me Teboul consiste à se fier sans réserve à la série “Louis-Ferdinand Céline, le voyage sans retour” diffusée récemment sur France Inter. Laquelle constitue un procès à charge sans nuances, parfois insidieux. Un exemple entre tous : après avoir rappelé qu’aux yeux des nazis, il y avait, d’un côté, les constructeurs de la culture (les Aryens) et, de l’autre, les destructeurs de cette culture (les Juifs), on donna à écouter ce dialogue entre Louis Pauwels et Céline (1959) : « – Quel est le genre d’hommes que vous aimez le plus ? – Le constructeur. – Et que vous haïssez le plus ? – Le destructeur. » Et l’auteur de cette série d’ajouter : “Troublant, n’est-ce pas ?” [sic] En réalité, lorsque Céline loue les constructeurs, il fait référence, non pas aux nazis, mais à Henri IV qui mit en place une politique d’urbanisme moderne. En témoigne cette lettre à Maurice Lemaître datant de la même époque : « Du moment qu’il s’agit de violence et de ragots destructeurs, je vois rouge. Je suis de la lignée d’Henri IV, n’importe quoi, n’importe qui, mais construire ! jamais détruire ! jamais ! » L’autre erreur consiste à avaliser la thèse de Laurent Joly (qui ne fait d’ailleurs que reprendre l’affabulation d’Annick Duraffour) selon laquelle Céline était au courant de la solution finale et, pire, a milité pour elle. Comme rien ne vient corroborer cette assertion, l’historien en est réduit à dire qu’il en est “intimement persuadé ”. Cela va à l’encontre de ce que tous les biographes de Céline disent, y compris le dernier en date : “Les mesures qu’il préconise contre les juifs se suffisent à elles-mêmes, sans qu’on aille jusqu’à lui prêter une idée ou un désir d’extermination. » (Henri Godard) Plus surprenant encore pour un légiste : évoquant la thèse d’Anne Simonin relative à l’amnistie de Céline, Me Teboul affirme qu’elle “raconte n’importe quoi ” car “le document existe bien”. S’il est légitime de contester cette thèse², pourquoi la dénaturer ? Cette directrice de recherche au CNRS ne nie pas que ce document existe mais estime qu’il s’agit d’un faux en écriture publique puisque l’amnistie n’aurait jamais été évoquée lors des débats. Elle se base sur un courrier du Commissaire du gouvernement du tribunal militaire de Paris (au ministre de la Défense nationale, Jules Moch) attestant qu’à l’audience, l’application de la loi d’amnistie ne fut pas requise. On ne sait si cette déclaration est fondée mais copie de cette lettre figure en effet dans le dossier de la Cour de Justice³. Moralité : il n’est pas requis d’être un docte céliniste pour traiter de ce dossier mais préférable de bien le connaître.
- Conférence disponible sur Internet : https://www.youtube.com/watch?v=hfh1c8dxVeI
- Anne Simonin, « À distance : Céline et ses juges (1949-1951) » : https://shs.hal.science/halshs-03658011
- Lettre datée du 11 mai 1951 reproduite par Gaël Richard in L’Année Céline 2023, pp. 147-148.