George Steiner

C’est le mérite, et même l’honneur, de George Steiner de se déclarer, en dépit de ses origines, admiratif de Céline. Surmontant son aversion pour le pamphlétaire, Steiner lui reconnaît même une force visionnaire lorsqu’il prédit, au début des années trente, que Hitler dominera l’Europe et que, pour l’emporter, il devra envahir l’Ukraine. Et notre critique de commenter : « Quel homme d’État occidental, quel politologue, quel Churchill ou quel Keynes ont fait preuve d’une pareille lucidité ? ». Sur le strict plan littéraire, l’adhésion est franche : la trilogie « s’élève bien haut dans le ciel de la littérature moderne », rivalisant avec Voyage au bout de la nuit « pour la puissance et pour la maîtrise stylistique ». Quant à l’écrivain, il est « d’une stature exceptionnelle, au rôle décisif dans l’histoire du roman moderne » ¹.  Que Steiner élève une condamnation aussi vive que son admiration littéraire pour un écrivain qui eut partie liée avec le Mal n’a rien de surprenant. Mais pourquoi faire de lui un partisan de l’extermination ?   Dès la fin des années soixante,  Steiner affirme que, dans Bagatelles, l’auteur lance « un appel à l’éradication de tous les Juifs d’Europe » ². A-t-on à nouveau affaire au « problème du sens à donner au langage paroxystique célinien » ³ ? Dans ce même article, il affirme que Bagatelles pour un massacre « a été le premier programme public de ce qui allait devenir la Solution finale de Hitler ». Vingt ans plus tard, il récidivait en évoquant un « appel au massacre », laissant accréditer l’idée d’un contresens sur la signification du titre 4.

Il n’est pas question d’édulcorer les propos de Céline. Il ne s’agit pas davantage de nier qu’il souhaitait la victoire des forces de l’Axe ni qu’il était favorable aux mesures de discrimination envers les juifs. En revanche, aucun spécialiste de l’écrivain, même les moins bienveillants à son égard, n’a jamais dépeint Céline en partisan du génocide. À cette époque, l’un des credo de Céline est le suivant : « Aucune haine contre le Juif, simplement la volonté de l’éliminer de la vie française » 5. Certes, pour sa mémoire, il eût mieux valu qu’il ne se commît pas avec certaine tourbe journalistique.  À Lucien Combelle qui le mettait en garde, Céline répondit que la qualité du journal lui indifférait dès lors qu’il le considérait comme une colonne Morris sur laquelle il collait une lettre. La violence verbale de Céline a pu faire croire qu’il appelait de ses vœux une épuration féroce et sanguinaire.  Sa vie ne fut pas exemplaire,  me disait Pol Vandromme. Il ajoutait qu’aucune vie ne l’est, même si quelques-unes sont moins indignes que d’autres. Et Céline ne serait assurément pas Céline sans ses outrances et l’aspect parfois insoutenable de ses écrits de combat. Mais, par simple respect de la vérité, il faut prendre garde à ne pas le confondre avec des nervis de la plume.  « Mon instinct, ajoute Steiner, est que Mort à crédit [sic] et Bagatelles devraient moisir sur les rayonnages des bibliothèques 6. ». Ce qui donne à penser que l’amalgame est, lui aussi, à proscrire.

  1. Citations extraites de son article « Le Grand Macabre » paru le 12 février 2010 dans The Times Literary Supplement . Nous en proposons une traduction dans ce numéro.
  2. George Steiner, Extraterritorialité (Essais sur la littérature et la révolution du langage), Calmann-Lévy, 2002.
  3. La formule est de Philippe Alméras (Sur Céline, Éditions de Paris, 2008).
  4. George Steiner, Lectures (Chroniques du New Yorker), Gallimard, coll. « Arcades», 2010, pp. 247-258.
  5. ***, « Vers le Parti unique ? », Au Pilori, 25 décembre 1941. Repris dans Cahiers Céline 7, 2003, p. 146.
  6. Lectures, op. cit., p. 248. Mais on peut aussi penser que, citant Mort à crédit, Steiner commette un lapsus calami. La phrase suivante étant : « De récentes rééditions me paraissent relever d’une impardonnable exploitation à des fins politiques ou mercantiles. » Et dans Extraterritorialité, op. cit., il estime que « la traduction qu’a donnée Ralph Manheim de Mort à crédit est une œuvre de virtuose qui nous est d’un grand secours. »