Quelques célinistes se sont intéressés à la réception critique de l’œuvre du contemporain capital. Si plusieurs travaux universitaires existent sur le sujet, Émeric Cian-Grangé a été le premier à publier sur le lectorat non professionnel. « Le moindre lecteur de Céline me passionne », confie-t-il. Certains trouveront que c’est lui accorder beaucoup d’importance. D’autres seront ébahis par la diversité des réponses aux questions posées. En voici quelques unes : « Comment définiriez-vous l’œuvre de Céline ? » ; « Que vous a apporté sa lecture ? » ; « Quel lecteur de Céline êtes-vous ? » ou encore « Quelle question lui poseriez-vous si vous aviez la possibilité de le rencontrer ? ».
Existe-t-il un autre écrivain contemporain qui suscite autant de ferveur ? Peut-être… On songe à celui que Céline vit comme son rival : l’auteur d’À la recherche du temps perdu que le reclus de Meudon considérait, après l’avoir pas mal brocardé, comme « le dernier grand écrivain de notre génération ». Si Proust est unanimement reconnu aujourd’hui comme un monument, la stature de Céline, elle, a été récemment mise en question par certains qui lui dénient même sa qualité d’écrivain. Avec une argumentation parfois absurde : le fait, par exemple, que les études céliniennes n’aient pas leur Thibaudet, leur Starobinski, leur Fumaroli ou leur Steiner. C’est oublier que, d’une part, les agrégés de lettres classiques et autres lettrés certifiés ont généralement peu d’attrait pour les écritures avant-gardistes et, d’autre part, qu’une carrière universitaire ne se bâtit pas sur terrain miné. C’est d’ailleurs ce que reconnaît un céliniste de la nouvelle génération dans cet ouvrage : « Faire une thèse sur Céline n’est pas forcément la meilleure des idées si l’on envisage une carrière à l’université ! (…) J’entends des étudiants se plaindre d’essuyer de nombreux refus lorsqu’ils cherchent des directeurs de thèse ou de mémoire sur Céline. » Cette confidence en dit long sur la manière dont l’Alma mater traite aujourd’hui l’un des écrivains majeurs du siècle dernier pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la littérature. Et cela transpire également dans les médias. Cet été, France-Culture a consacré une émission d’une dizaine d’heures à Céline ; l’un de ses meilleurs exégètes fut sollicité pour trois heures d’entretien. À la diffusion, seules quelques minutes furent retenues. Le constat, dépourvu de tout dépit, que m’adressa l’intéressé est tangible : « Pas l’ébauche d’un commentaire qui tenterait de faire comprendre aux auditeurs qui ne connaissent pas l’œuvre sa nouveauté et sa puissance », la majeure partie de l’émission étant consacrée à l’idéologie. C’est dire si cet ouvrage constitue à lui seul une réponse magistrale à ceux qui entendent contester l’importance littéraire de Céline. Un écrivain de peu d’envergure susciterait-il autant d’appréciations apologiques ? Poser la question c’est y répondre. Outre les réponses des lecteurs, Cian-Grangé a eu la bonne idée de reproduire également des avis (contrastés) de critiques littéraires mais aussi de personnalités du spectacle, de la politique ou du journalisme. Certains points de vue déconcertent tant ils sont entachés d’un ressentiment qui, s’il est parfois légitime, confine à l’aveuglement. « Il est très naturel de ne pas aimer Céline » écrivait Roger Nimier. Mais comment ne pas voir qu’on est en présence d’une œuvre considérable qui s’est renouvelée tout au long du parcours de l’écrivain ? Le cas Céline est aussi fait de cette incompréhension.
• Émeric CIAN-GRANGÉ (éd.), D’un lecteur l’autre (Louis-Ferdinand Céline à travers ses lecteurs), Krisis, 2019, 337 p. (préface de Philippe Alméras, couverture de Jacques Terpant & portraits à l’encre de Éric Heidenkopf).