Contrairement à Taguieff et Duraffour, je n’ai jamais éprouvé « une admiration sans bornes ¹ » pour Céline. On peut admirer un écrivain sans pour autant perdre son jugement critique. Dans un recueil de textes offerts au co-auteur de Céline, la race, le Juif, Annick Duraffour revient sur le sujet qui les occupa tous deux pendant des années. C’est un de leurs proches qui résume le mieux la conclusion à laquelle on est censé aboutir après avoir lu leur livre obèse : « Céline n’est plus le “génial auteur” malencontreusement antisémite mais un banal partisan hitlérien (…) qui a écrit, néanmoins, deux ou trois “bons” textes [sic] ² » L’article de notre auteure s’applique précisément à démontrer que, si Céline est bien un salaud, il n’est en rien l’auteur génial qu’ils admirèrent jadis. Dans ce texte, les appréciations négatives abondent : « abjection », « salissure », « vilenie », « médiocrité de la pensée », « bassesse », « vision décevante et pauvre » « bête », « indigne », etc. On se souvient de son embarras lorsqu’à la télévision, il lui fut demandé si, selon elle, Céline est un grand écrivain ³. Tout au plus concéda-t-elle qu’il avait « le génie du style », bref que c’était uniquement un styliste. Piquant paradoxe : elle répète ainsi ce que Céline disait de lui-même à la fin de sa vie pour escamoter les idées qui furent les siennes. Duraffour ne dit pas autre chose dans cet article : elle admet du bout de la plume que Céline « a le sens du mot et du rythme ». Rien d’original : plusieurs de ses détracteurs ne voient en lui qu’un virtuose verbal. En la lisant, on voit combien la vision moralisante peut brouiller le jugement littéraire. Une de ses consœurs (citée dans son article) ne tombe pas dans ce travers : si elle relève dans Voyage au bout de la nuit une sensibilité fasciste doublée d’un moralisme réactionnaire, cela ne l’empêche nullement d’admirer l’écrivain 4. Duraffour, elle, a une vision simpliste et manichéenne d’une œuvre dont elle ne perçoit ni l’aspect allégorique ni la profondeur. En revanche elle blâme l’absence d’une « intention ou d’une position démocratiques » mais est-ce cela qu’on demande à un créateur ? Sa détestation de Céline l’amène aussi à mettre en question la vertu libératrice de son écriture. Nombreux pourtant sont ceux qui, parvenant à surmonter un blocage, se sont révélés par l’écriture grâce à la leçon célinienne. Sans parler des lecteurs qui, à l’instar du regretté Paul Yonnet, ont dit à quel point l’œuvre fut marquante dans leur itinéraire personnel. Tous auraient-ils été abusés ? L’émotion ressentie à la lecture de celle-ci était-elle une illusion ? Duraffour aurait-elle raison contre ses contemporains qui considèrent cette œuvre comme l’une des plus importantes du siècle dernier ? On peut certes détester l’homme et l’œuvre mais considérer celle-ci avec condescendance n’était jusqu’ici que l’apanage d’esprits partisans ou d’anticéliniens rabiques.
• Annick DURAFFOUR, « Sur une formule : “Céline, génie et salaud” » in La Modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, CNRS Éd., 2020, 784 p.
- Les auteurs confient qu’ils sont passés « d’une admiration sans bornes à une admiration variable et mitigée (…) jusqu’à une déception croissante à la lecture des derniers romans » (Annick Duraffour & Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017, p. 24).
- Thierry Paquot, « À contre-courant » in La modernité disputée, op. cit., pp. 709-711.
- Émission « La Grande librairie », animée par François Busnel, France 5, 9 février 2017.
- Marie-Christine Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction. Lecture de « Voyage au bout de la nuit », Presses universitaires de France, coll. « Littératures modernes », 1990. Réédition : CNRS Éditions, coll. « poche », 2011. Elle lui a consacré son mémoire de maîtrise et sa thèse de doctorat de 3e cycle.