Le monde littéraire est féroce. Le perspicace Jérôme Dupuis a rappelé que pendant des années Philippe Sollers (1936-2023) s’est targué d’avoir été l’un des grands artisans de la réhabilitation de l’auteur de Voyage au bout de la nuit ¹. Voire… Il y a quinze ans est sorti un recueil de tous les textes qu’il a consacrés à Céline depuis le début de sa carrière. Après un bref texte paru en 1963 dans le légendaire Cahier de l’Herne, il faut attendre… 1991 pour lire un nouveau texte de lui sur le sujet. Or, précise malignement Dupuis, la grande période de traversée du désert, ce furent les années 60, 70 et 80, où Sollers jugeait plus urgent de célébrer Lacan, Mao ou Casanova. Semblant devancer cette critique, Sollers concède, dans ce recueil, que « [sa] lecture de Céline aura été permanente, avec des hauts et des bas, en fonction de ce vers quoi [l’]entraînaient [sa] curiosité et [ses] passions du moment. »² Si Sollers n’a effectivement rien écrit sur le sujet durant ces années, il ne manqua pas de défendre l’écrivain à chaque fois qu’il fut sollicité. Ce fut notamment le cas en 1965 lorsque Le Nouvel Observateur lança une enquête sur Céline. Sollers s’y exprimait aux côtés d’Aragon, Vailland, Nadeau, Barthes, Butor et d’autres : « Les livres qui m’intéressent sont les derniers qu’il ait écrits. Les plus importants sur le plan de la technique (…). Les points de suspension, cette confluence permanente entre la parole et l’écriture, tout cela est très moderne. » Ou en 1976 dans l’émission “Une légende, une vie” diffusée sur la deuxième chaîne de la télévision française. Je me souviens aussi de sa défense de l’écrivain, plus tardive, face à un hâbleur qui avait commis un consternant factum contre Céline. Souvenir moins plaisant : dans sa revue Tel quel, au mitan des années soixante, il lâcha les chiens sur Dominique de Roux, pourtant auteur d’un livre inspiré sur le natif de Courbevoie³. Dix ans plus tard, Marc Hanrez, ami de l’un et de l’autre, fut sur le point de les réconcilier. La mort prématurée du fondateur de L’Herne empêcha cette rencontre. C’était l’époque où Sollers avait pris ses distances avec ce qu’il appelait ses « engagements extrémistes ». Comme on sait, ils trouvèrent leur acmé avec ce maoïsme aussi échevelé que fol. Sans doute serait-il malvenu à un admirateur de Céline de tancer ce genre de dérive. Lorsqu’on lui rappelait ses textes délirants sur Mao, il s’en sortait par une pirouette en disant qu’il s’agissait de « poèmes » (!). Quant au racisme célinien, il le qualifiait de « biologisme » en totale contradiction avec le génie de l’écrivain. Et d’ajouter que, pour le maoïste qu’il était, « il y avait beaucoup de Chine dans Rigodon ». Si pendant trois décennies Sollers ne l’a guère défendu, c’est sans doute parce qu’il ne voulait pas être associé à cette droite qui défendait Céline mordicus alors même que lui s’activait à l’extrême gauche. Le temps où Libération lui consacrera un supplément d’une douzaine de pages n’était pas encore venu4. Aujourd’hui l’écrivain est indéboulonnable et il est incontestable que Sollers fut l’un de ses exégètes les plus sagaces.
• Ouvrage collectif, Hommage à Philippe Sollers, Gallimard, 2023 (12 €). Signalons la création d’un groupe sur facebook, « La Closerie de Sollers », fondé par Yannick Gomez.
- « Entretien avec Jérôme Dupuis », Histoires littéraires, vol. XII, n° 46, avril-mai-juin 2011, pp. [13]-25.
- Philippe Sollers, Céline, Écriture, 2009.
- Jean-Louis Baudry, « Céline, véhicule à de Roux », Tel quel, n° 28, hiver 1967, pp. 88-89.
- Spécial Céline, supplément de Libération, n° 1379, 25 octobre 1985.