On sait que Milan Kundera éprouve une grande admiration pour Céline. Ce que l’on sait moins, c’est qu’en Tchéquie, où ils ont le même éditeur, Kundera a renoncé à ses droits d’auteur afin que cela serve à financer une nouvelle traduction du Voyage au bout de la nuit. Aux détracteurs de l’écrivain, il a magistralement répondu ceci : « Des immatures jugent les errements de Céline sans se rendre compte que les romans de Céline, grâce à ces errements, contiennent un savoir existentiel qui, s’ils le comprenaient, pourrait les rendre plus adultes ¹ ».
Je n’ai donc pas été surpris de le voir consacrer un chapitre à Céline dans son dernier livre ².
À partir de l’épisode de la mort de Bessy dans D’un château l’autre, Kundera se demande si nous savons, aujourd’hui, vivre et mourir « sans tralala », pour reprendre l’expression qu’utilise Céline à propos de sa chienne tant aimée.
Écoutez Milan Kundera qui ne craint pas de rendre hommage à ce grand maudit de la littérature : « Beaucoup de grands écrivains de la génération de Céline ont connu comme lui l’expérience de la mort, de la guerre, de la terreur, des supplices, du bannissement. Mais ces expériences terribles, ils les ont vécues de l’autre côté de la frontière : du côté des justes, des futurs vainqueurs ou des victimes auréolées d’une injustice subie, bref, du côté de la gloire. Le “tralala”, cette autosatisfaction qui veut se faire voir, était si naturellement présent dans tout leur comportement qu’ils ne pouvaient pas l’apercevoir ni le juger. Mais Céline s’est trouvé pendant vingt ans parmi les condamnés et les méprisés, dans la poubelle de l’Histoire, coupable parmi les coupables. Tous autour de lui ont été réduits au silence ; il a été le seul à donner une voix à cette expérience exceptionnelle : l’expérience d’une vie à laquelle on a entièrement confisqué le tralala. »
Et de conclure : « Cette expérience lui a permis de voir la vanité non pas comme un vice mais comme une qualité consubstantielle à l’homme, qui ne le quitte jamais, même pas au moment de l’agonie ; et, sur fond de cet indéracinable tralala humain, elle lui a permis de voir la beauté sublime de la mort d’une chienne. »
J’ai employé le mot « chapitre » à propos de ce commentaire sur Céline. Il faudrait plutôt parler de miniatures critiques (sur Céline mais aussi Dostoïevski, Philip Roth, Marquez, Rabelais,…) par lesquelles Kundera construit son interprétation de la crise de la culture européenne. La force de l’auteur, c’est de ne jamais céder à la terreur intellectuelle exercée par la critique et de saluer, comme il l’entend, les écrivains envers lesquels il a contracté une dette, même s’ils ont pour nom le bien démonétisé Anatole France (en particulier celui des Dieux ont soif qui lui a permis de mieux comprendre le mécanisme de la terreur stalinienne) ou précisément Céline dont il perçoit la terrible lucidité quant à l’essence même de l’homme.
- 1. Les Testaments trahis, Gallimard, 1993.
- Une Rencontre, Gallimard, 2009. La manière désinvolte et condescendante avec laquelle l’équipe du Masque et la plume (France Inter, 26 avril 2009) a rendu compte de ce livre est proprement affligeante. La palme revient aux deux pécores que sont Nelly Kapriélian (Les Inrockuptibles) et Olivia de Lamberterie (Elle). Heureusement qu’il se trouve, pour ne citer que lui, un Pierre Assouline pour observer qu’ « on n’a guère lu, sous la plume des critiques et des préfaciers, de lectures aussi profondes, intelligentes et denses que celle-ci » (La République des livres, 31 mars 2009).