Jean Cabut

Jean Cabut, dit « Cabu », n’aimait pas Céline. Il le représentait en personnage haineux ou en nazi. ll l’a d’ailleurs très peu souvent caricaturé et, comme le raconte David Alliot, dut se faire violence pour fournir un dessin destiné à une monographie célinienne.  Il  éprouvait, en revanche, une  vive  admiration pour Charles Trenet. Le fait que celui-ci ait flirté avec le pétainisme (au point de composer en 1942 un hymne pour les Chantiers de la jeunesse) n’entamait en rien sa ferveur pour le « fou chantant ». Il avait raison. Il faut dissocier talent et idéologie. Aragon, stalinien répulsif, était tout sauf un écrivain médiocre (je viens de relire La Semaine sainte, formidable roman historique). Et Cabu, soixante-huitard attardé, avait un talent prodigieux.

Certains lecteurs s’étonneront pourtant qu’on rende ici hommage au pourfendeur des « franchouillards » issus de cette classe moyenne exaltée par Céline, comme le rappelait pertinemment Pierre Monnier : « Son attachement à la petite-bourgeoisie est beaucoup plus qu’une fidélité naturelle à ses origines. Céline le sait : l’homme né mauvais ne peut être sauvé que par son enchaînement à des valeurs simples, apprises péniblement, au prix d’efforts considérables. C’est dans les milieux humbles, où s’exerce la solidarité familiale, où se transmettent des traditions exigeantes, qu’il discerne les seules chances de survie et de progrès pour l’homme,  voué  au malheur  par  ses  misérables instincts ¹. » De quoi susciter le ricanement des rédacteurs de Charlie Hebdo qui, par ailleurs, abhorrent ce qui est typiquement français. Beaucoup d’entre eux sont nonobstant bluffés par Céline. Ce fut le cas de François Cavanna qui échappa au carnage en passant l’arme à gauche il y a un an.  Dès qu’il s’agit d’appréciations littéraires, ces clivages n’ont guère de sens. Ainsi, Dominique Jamet, journaliste de droite, déplore la mansuétude dont ces libertaires font preuve à l’égard de Céline : « Est-ce grâce au vieux fond de sauce antimilitariste, anticapitaliste, anarchiste, nihiliste dans lequel baigne la rance cuisine célinienne ? Les délires racistes et orduriers de l’auteur du Voyage, excusés, voire sanctifiés par la folie et le génie qu’on lui prête généralement et généreusement, trouvent grâce aux yeux des antifascistes les plus exigeants ²» (Observons au passage que l’adjectif « nauséabond », qui fit florès durant la précédente décennie, fait désormais place au vocable « rance » pour  qualifier les écrivains maudits.)  Mais  qu’en aurait  pensé  Claude Jamet, père du susdit, qui écrivit en 1944  un admirable article sur l’art poétique célinien ³ ?

Parangon de cette indulgence coupable tancée par Jamet fils : son confrère Philippe Lançon, rescapé de la tuerie du 7 janvier, qui écrivait ceci quelques jours auparavant : « Céline fait peuple, mais c’est une illusion. N’importe lequel des entretiens télé qu’il a donné avant sa mort, faisait sentir ce qu’il y avait en lui d’aristochat, mi-manipulateur mi-cabotin : c’est le teigneux Mozart-sur-Seine,  très chic en ses haillons 4»

C’est la force de l’écrivain qui trouve des admirateurs dans tous les camps, gauche, droite, intellos et prolos confondus. Avec Paul Jamin (qui signait « Jam », puis « Alidor » et qui était du bord opposé), Jean Cabut restera comme l’un des plus grands caricaturistes de l’époque. N’en déplaise aux esprits obtus.

  1. Pierre Monnier, Ferdinand furieux, L’Âge d’Homme, coll. « Lettera », 1979.
  2. Dominique Jamet, « Le Houellebecq nouveau : est-ce de l’art, est-ce du cochon ? », Boulevard Voltaire, 4 janvier 2015 [http://www.bvoltaire.fr]
  3. Claude Jamet, « Préliminaires à l’esthétique de L.-F. Céline », Révolution nationale, 25 mars 1944.
  4. Philippe Lançon, « Denis Lavant, Céline entre les lignes », Libération, 13-14 décembre 2014.