Frères céliniens, qui après moi vivrez, peut-être ne connaîtrez vous jamais une ambiance chaleureuse comme celle qui réunit, le mois passé, quelques uns des co-auteurs (et lecteurs) du Céline’s big band publié sous les auspices d’Émeric Cian-Grangé ¹. Singulière assemblée où personne n’entama l’antienne mille fois ressassée du « génial-écrivain-insondable-salaud » ².C’est dire si l’on n’était guère en communion d’esprit avec le sentencieux Régis Debray qui, le traitant de « salaud de première » [sic] ³, blâme la manière dont il est « repêché » par certains thuriféraires maladroits. Soit. Mais n’est-ce pas marginal ? Écoute-t-il ou lit-il les mêmes commentaires que moi ? Est-il certain que l’on fasse preuve d’une grande magnanimité envers Céline alors même qu’on ne peut pas lire un article sur lui sans qu’il n’y soit systématiquement rappelé ses fautes ? Lorsqu’il s’agit de le qualifier, Régis Debray, lui, enchaîne les clichés convenus, tel « cabotin de l’égout » qui était déjà l’expression qu’utilisait certain aristarque obtus à la parution de Mort à crédit.
Debray se voit en Candide. Il faut l’être assurément pour s’étonner que les génies soient rarement irréprochables sans être pour autant rejetés dans les ténèbres extérieures par leurs contemporains. Mais lorsqu’on a été complice de l’imposture communiste, puis castriste 4, est-on vraiment la personnalité idoine pour tancer d’illustres confrères ayant frayé avec l’inacceptable ?
Dans ce chapitre, Debray tacle aussi Philippe Sollers. Il devrait plutôt méditer l’édifiante (et humoristique) liste de proscription que celui-ci avait imaginée : « Gide, le pédophile Nobel ; Genet, le pédé ami des terroristes ; Henry Miller, le misogyne sénile ; Georges Bataille, l’extatique à tendance fasciste ; Antonin Artaud, l’antisocial frénétique ; Jean-Paul Sartre, le bénisseur des goulags, Louis Aragon, le faux hétérosexuel chantre du KGB ; Ezra Pound, le traître à sa patrie mussolinien chinois ; Hemingway, le machiste tueur d’animaux ; William Faulkner, le négrier alcoolique ; Nabokov, l’aristocrate papillonaire pédophile ; Voltaire, le hideux sourire de la raison dénigreur de la Bible et du Coran, totalitaire en puissance ; le marquis de Sade, le nazi primordial ; Dostoïevski, l’épileptique nationaliste ; Flaubert, le vieux garçon haïssant le peuple ; Baudelaire, le syphilitique lesbien ; Marcel Proust, l’inverti juif intégré ; Drieu La Rochelle, le dandy hitlérien ; Morand, l’ambassadeur collabo ; Shakespeare, l’antisémite de Venise ; Balzac, enfin, le réactionnaire fanatique du trône et de l’autel 4 ». Peu d’entre eux étaient des « salauds » mais quasi tous étaient de grands écrivains. Debray constate qu’il n’y a pas de cause perdue en littérature. C’est heureux. Seule la postérité fait le tri. Le reste est l’affaire des biographes qui ne sont d’ailleurs pas tous d’accord entre eux.
- Émeric-Cian Grangé, Céline’s big band, Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2015.
- Cela se passait le 13 juin à la librairie-galerie « D’un Livre l’autre » d’Émile Brami, sise 2 rue Borda dans le 3ème arrondissement de Paris, à deux pas du square des Arts-et-métiers cher à Céline.
- Régis Debray, « Céline repêché » in Un Candide à sa fenêtre (Dégagements II), Gallimard, 2015, pp. 370-374. Pour une réédition éventuelle, je lui signale que Céline écrit Bagatelles au pluriel. Et, accessoirement, que le nom de sa veuve s’écrit « Almanzor » (et non « Almenzor »).
- Reconnaissons que Debray est venu à résipiscence et porte désormais un regard sévère sur le communiste, le compagnon de route de Castro et Guevara, et le mitterrandiste déférent qu’il fut tour à tour.
- « Céline l’infréquentable », entretien avec Jean-Pierre Martin et Philippe Sollers in Alain Finkielkraut (sous la direction de), Ce que peut la littérature, Gallimard, coll. « Folio », 2008.