Au cours d’une récente conférence, Michel Draguet, historien de l’art, professeur d’université et académicien, a prononcé cette phrase : « L’exécution de Robert Brasillach, le 6 février 1945, conduit Drieu la Rochelle à paniquer dans sa cellule quelques jours plus tard et à se suicider ¹. » Soit deux erreurs dans la même phrase : Drieu n’a pas été emprisonné à la Libération et sa décision d’en finir n’était pas due à la panique ni liée à l’exécution de Brasillach (il fit deux tentatives de suicide en août 1944). Voilà bien le genre d’erreurs que l’on ne trouvera pas dans l’excellente monographie que lui consacre Frédéric Saenen.Il y est rappelé l’admiration de Drieu pour Voyage au bout de la nuit, ainsi que cet article pénétrant qu’il signa dans La Nouvelle Revue Française en mai 1941 ². Si leur mode de vie était différent, bien des aspects rapprochent ces deux figures de la même génération (Drieu est né en 1893), marquées à jamais par la Grande Guerre où ils se distinguèrent tous deux. Ce sont des individualistes obsédés par la décadence contemporaine, d’une part, et la montée des périls, d’autre part. Ni Drieu ni Céline ne crurent à l’issue positive des accords de Munich. L’avenir leur donnera raison mais ce qui les condamnera au regard de l’Histoire, c’est qu’ils se retrouvèrent dans le camp de ceux qui souhaitaient la victoire des forces de l’Axe. Ce qui les rapproche aussi, c’est l’anticommunisme et l’on sait que Drieu apprécia le témoignage vécu de Céline tel qu’il s’exprime dans Bagatelles pour un massacre. Lors d’une émission télévisée, Lucien Combelle, qui fut leur ami, affirma avec force que Drieu n’était pas antisémite ³. Même si son journal n’avait pas encore été publié, c’était nier l’évidence. Mais, si l’antisémitisme de Drieu était moins virulent (et surtout moins public) que celui de Céline, il n’en demeure pas moins qu’il était patent, les deux considérant que l’influence grandissante et, à leurs yeux, néfaste, des juifs était précisément un révélateur de la décadence européenne.
Sur un plan plus intime, on retrouve chez les deux hommes cet attrait pour la beauté de la femme américaine incarnée chez l’un par Elizabeth Craig et chez l’autre par Connie Wash. Dans une brillante communication, Julien Hervier a mis en valeur un autre élément commun : cette fascination pour le saphisme, regard solaire chez Céline et douloureux chez Drieu tant il s’y mêle quelque obsession masochiste 4.
On le voit, bien des points réunissent ces deux écrivains, à défaut du style tellement différent. Demeure, pour l’anecdote, ce fameux dîner à l’ambassade durant l’hiver 1944 alors que la défaite prévisible exacerbe la rancœur de Céline envers une armée qui n’amena pas « une Révolution avec elle » et qui, plus encore, avait perdu la partie. Les deux hommes en ont gagné une autre au regard de la littérature. La seule bataille qui compte pour des écrivains de cette envergure.
• Frédéric SAENEN, Drieu la Rochelle face à son œuvre, Éditions Infolio, 2015, 198 p. (24,90 €)
- Michel Draguet, « Dubuffet – Céline : une rencontre improbable », conférence prononcée le 5 mai 2015 au « Collège Belgique » (Palais des Académies, Bruxelles). [ http://www.academieroyale.be ]
- Drieu la Rochelle, « Un Homme, une femme », La Nouvelle Revue française, 1er mai 1941. Repris dans Sur les écrivains, Gallimard, coll. « Blanche », 1982 (nouvelle édition).
- Émission « Apostrophes » de Bernard Pivot : « Les intellectuels et la Collaboration», Antenne 2, 1er décembre 1978 (avec Henri Amouroux, Lucien Combelle, Dominique Desanti, Jean-Pierre Maxence, etc.)
- Julien Hervier, « Céline et Drieu : une rencontre à distance », Études céliniennes, n° 8, printemps 2013, pp. 53-63. (Communication au colloque « Autour de Céline » organisé le 9 novembre 2011 par la Fondation Singer-Polignac et la Société d’Études céliniennes.)