Pour le premier tome de Libera me, François Gibault fut invité à une émission télévisée à forte audience. Sa réputation le devançant, on lui demanda d’entrée de jeu s’il était bien de droite, et même d’extrême droite. Il se récria et affirma qu’il était plutôt du centre, qu’il ne s’était jamais mêlé de politique, etc. Dans le second volume, il montre un peu le bout de l’oreille en révélant ses sympathies passées pour l’O.A.S. (il évoque avec humour des réunions clandestines chez Jacques Laurent, antigaulliste de toujours) et confie qu’il manifesta le 7 novembre 1956 contre l’intervention soviétique en Hongrie. Le point culminant de cette manif fut la mise à sac et l’incendie du siège du Parti communiste français. Aujourd’hui il traite ses engagements d’antan avec désinvolture et affiche des sympathies que l’homme qu’il était à trente ans verrait sans doute avec étonnement. Nul doute qu’il lui sera beaucoup pardonné pour ses lignes bouleversantes sur la fin du lieutenant Degueldre. D’autant qu’il ne se ménage pas. Confessant sa vanité, il se voit en « faux modeste mais vrai snob ». Son rêve ? Entrer à l’Académie française. Honneur qui lui est définitivement refusé en raison de la limite d’âge décrétée il y a une dizaine d’années. Notons qu’avec un tel règlement, ni Marguerite Yourcenar, ni Paul Morand, ni Georges Dumézil, ni Léopold Sédar Senghor (pour ne citer qu’eux) n’eussent été élus.
Avec les années, François Gibault a atteint une sorte de sagesse qui lui permet de s’observer avec recul — lui et ses contemporains. En témoignent quelques unes de ses réflexions qui sont autant d’aphorismes : « Le principal avantage des idées que l’on a, c’est que l’on peut en changer, hormis quand elles ont le défaut d’être fixes. » Ou celle-ci qui s’en approche : « Il faudrait changer de vie tous les matins pour ne pas sombrer dans le renouvellement quotidien des pratiques et des idées, pour que les réflexes ne supplantent pas les réflexions, pour rester maître de soi et pour ne pas faire comme le chien de Pavlov. » Naturellement, il est souvent question de Céline et des gens qui s’y sont intéressés. Ainsi il rappelle que celui-ci n’est en rien responsable de la fin tragique de Desnos et révèle que sa compagne Youki était venue s’en expliquer à Meudon : « Je sais que ce n’est pas à cause de vous qu’il a été déporté ». Belle page sur Maurice Ronet qui a longtemps nourri le projet d’adapter au cinéma La vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis : « Cet homme au charme inouï m’a enchanté par son esprit ouvert et par son aversion profonde pour l’intolérance ». Sur le docteur André Willemin, familier de Céline à la fin de sa vie : « Il exigeait qu’on le prenne tel qu’il était, avec des idées sur tout qui n’étaient jamais celles de tout le monde et un formidable mépris des conventions et des bons usages. » On sait que François Löchen avait demandé à Gibault de prononcer le discours d’adieu à ses obsèques. Le fils et la fille souhaitaient que le nom de Céline ne fût pas prononcé (!) : « Je suis évidemment passé outre en rappelant que le pasteur Löchen avait agi avec Céline en chrétien. ». À propos de son activité à la présidence de la Société d’études céliniennes : « Bien avec tout le monde, je tempère, je modère, je temporise, je mets de l’eau dans le vin, je rassure, je concilie, sans juger ni condamner personne, mais je n’en pense pas moins. » Ce serait pourtant drôle qu’un jour, il dise ce qu’il pense vraiment des « crabes qui entourent » ladite société. Ce n’est pas pour demain. Juriste dans l’âme, François Gibault tient à ménager les uns et les autres. Encore une preuve de sagesse…
• François GIBAULT, Libera me (Suite et fin), Gallimard, 2015, 293 p. (19,50)