Bien entendu, dans ses interviews, le docteur ès lettres qu’est Philippe Vilain se défend de mésestimer Céline : « Je lui reconnais une qualité poétique et littéraire. Le problème n’est pas tant Céline que ses suiveurs qui ont insinué l’idée que l’écriture oralisante était facile ¹. » Hormis le fait – vieille antienne –, qu’il rende l’écrivain responsable de ses médiocres épigones, ce Vilain n’est pas franc du collier : toute une section de son livre (« De la grande musique proustienne à la petite musique célinienne ») suinte de condescendance, voire de mépris, à l’égard de Céline. Jugez en par les termes auxquels il a recours pour qualifier son œuvre : « stagnation morbide dans l’abject », « décadent voyage au bout de la nuit littéraire », « simple trouvaille scripturale », « poétique esthétiquement stérile et vide », etc. Comme certains de ses confrères obtus, il voit dans Céline un auteur populiste, « singeur méprisant de populace », dont le labeur est « vraisemblablement très exagéré » [sic]. Surtout, Vilain ne discerne pas la profondeur de l’œuvre sous ses dehors trompeurs. Il se laisse enfin abuser par les facilités apparentes d’une esthétique en rupture avec celle qu’il prise et dont la figure emblématique est l’auteur de la Recherche. Opposer d’ailleurs, comme il le fait, les admirateurs de Proust à ceux de Céline est inepte dans la mesure où, contrairement à ce qu’il imagine, ceux-ci se confondent parfois ². Le comble étant d’affirmer que la poétique célinienne « ne révolutionne aucun destin » alors qu’on ne compte plus les individus dont l’existence a été singulièrement ébranlée par la lecture de Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit.L’auteur eût été pertinent s’il s’en était tenu à son projet initial : dénoncer, d’une part, la surabondance d’écrits contemporains, consensuels et dociles, ayant sacrifié le style ; stigmatiser, d’autre part, les sous-Céline qui sont légion aujourd’hui. Las ! L’auteur s’en prend à l’écrivain lui-même et se ravale ainsi au niveau du zigoto qui a naguère signé un absurde Contre Céline.Cerise sur le gâteau : Vilain feint d’ignorer la suspicion qui pèse sur les admirateurs de l’écrivain alors qu’un Henri Godard en a, peu ou prou, souffert durant toute sa carrière ³. Ignore-t-il aussi qu’un ancien ministre de l’Éducation Nationale (!) n’a pas craint d’affirmer que l’admiration à l’égard de Céline est « pour le moins douteuse » 4 [sic] ? Il devrait pourtant être enfin admis que l’on peut admirer Aragon ou Vailland sans être suspecté d’une quelconque nostalgie stalinienne. Et que l’on peut être un lecteur enthousiaste de Céline sans être dépourvu de lucidité quant à sa part d’ombre.
Philippe Vilain, lui-même romancier, n’est pas à plaindre : il est édité par deux grands éditeurs (Gallimard/Grasset), adapté à l’écran et couronné par divers lauriers (dont ceux de l’Académie française). Mais pour avoir écrit de telles sottises sur le contemporain capital, il devrait être attentif à son avertissement : « Il est vilain, il n’ira pas au Paradis celui qui décède sans avoir réglé tous ses comptes. »
• Philippe VILAIN, La littérature sans idéal, Grasset, 158 p. (16 €)
- Propos recueillis par Geneviève Simon (« Plaidoyer pour un nouvel horizon littéraire », La Libre Belgique, 26 avril 2016, p. 42).
- Contrairement à ce qu’a pu laisser croire Céline lui-même, son admiration pour l’auteur de la Recherche n’était pas feinte : « Proust est un grand écrivain. C’est le dernier grand écrivain de notre génération » (Céline à Meudon. Transcription des entretiens avec Jacques d’Arribehaude et Jean Guenot, Éditions Guenot, 1995, p. 44).
- Cf. Henri Godard, À travers Céline, la littérature, Gallimard, 2014.
- Luc Ferry, « Célébrer Céline ? », Le Figaro, 29 janvier 2011.