Certains reprochent à Pierre Assouline, juif sépharade, – circonstance aggravante à leurs yeux – son « indulgence » envers Céline. Le fait que sa famille échappa aux persécutions nazies peut en partie, mais en partie seulement, expliquer qu’il soit capable d’admirer l’écrivain malgré son antisémitisme. On sait qu’il noua par ailleurs des liens d’amitié avec Lucien Combelle, l’éditorialiste déterminé de Révolution Nationale. C’est sa foncière rectitude qui le conduit à porter sur tout individu, fût-il écrivain honni, une appréciation nuancée. Des lecteurs de son roman Sigmaringen lui ont fait grief du portrait favorable qu’il y dresse de Céline. Dans son récent Dictionnaire amoureux des Écrivains et de la Littérature, il persiste et signe : « Durant son séjour dans cette ville du Wurtemberg, de novembre 1944 à mars 1945, Céline eut une attitude irréprochable, ce qui est assez rare dans sa vie pour être remarqué ». (Un Paraz n’eût pas manqué de relever que trente ans auparavant, Louis Destouches eut une attitude tout aussi irréprochable.)En ce qui concerne l’œuvre elle-même, Assouline se situe dans une démarche qui tente de percer l’origine de cet antisémitisme plutôt que de rejeter l’écrivain pour des raisons morales, comme cela se fait encore trop souvent. D’autant qu’« un écrivain est un bloc » et qu’il n’y a « rien à jeter ». Et pour Assouline, l’origine du mal, c’est la guerre dont Céline ne revint pas indemne. Au début des années soixante, Pol Vandromme ¹ consacrait déjà tout un chapitre de sa monographie à cet épisode décisif. On n’en a certes pas fini de gloser sur l’écrivain paradoxal qu’est Céline. En réécoutant une émission ² dans laquelle Philippe Alméras (qui va publier ses mémoires ³) présentait sa biographie, on peut voir combien les appréciations sont diverses. La thèse est connue : fasciné par la biologie durant ses études de médecine, Louis Destouches trouva dans cette science « une façon de résoudre son personnage ». D’où ce « racisme biologique », l’antisémitisme étant l’arbre qui cache la forêt. Mieux : cet antisémitisme, perçu comme un « gagne-pain », ne serait que guignol, vaste comédie. Laquelle se déploie dans Bagatelles pour un massacre. Dans son dictionnaire, Assouline consacre précisément une entrée à la réception critique de ce livre. Et rejoint une observation d’Alméras selon laquelle ses lecteurs ne furent à l’époque pas aussi massivement choqués qu’on ne l’a dit depuis. Ainsi, le libertaire Jules Rivet dans Le Canard enchaîné l’estimait « plus grand et plus pur qu’un chef-d’œuvre » et Marcel Arland dans la Nouvelle revue française jugeait ce réquisitoire « solide ». Sur l’écrivain il y a en revanche unanimité : Alméras le définit comme un génie verbal quand Assouline décèle, « sous l’ordure, la grossièreté et la violence, des trésors de finesse, de subtilité et de profondeur. » Le hic c’est que, dans les pamphlets aussi, on trouve de tels trésors. Tel l’épilogue des Beaux draps, morceau d’anthologie qui a partie liée avec le reste. Avec lui, rien n’est simple décidément. Assouline déclare aimer Céline malgré lui. Faut-il pour autant mépriser l’homme tout en portant l’écrivain aux nues, comme il l’affirme ? Pas sûr que les lecteurs du BC le suivent sur ce terrain.
• Pierre ASSOULINE, Dictionnaire amoureux des Écrivains et de la Littérature, Plon, 2016, 882 p. (25 €)
- Un dossier lui est consacré dans la dernière livraison de la revue Livr’Arbitres (voir p. 24)
- Émission « Bouillon de culture », Antenne 2, 14 janvier 1994. [ https://www.youtube.com/watch?v=Y8oqiwGwBtQ ]
- Mémoires d’un siècle et de deux continents (à paraître aux Éd. de Paris / Max Chaleil).