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Dérives

André Derval ¹ m’écrit que, contrairement à ce que j’ai laissé entendre, le colloque de février dernier n’a pas été organisé sous les auspices de la Société des Études céliniennes. « J’en suis personnellement responsable, en collaboration avec Emmanuèle Payen, de la BPI (Bibliothèque Publique d’Information, ndlr) », précise-t-il. Je suis heureux de cette rectification car j’avais déploré, on s’en souvient, qu’au cours dudit colloque, Céline ait été présenté comme un partisan du génocide. La présence active de François Gibault, président de la SEC, et d’André Derval, secrétaire de celle-ci, m’avait induit en erreur. Mea culpa.

Il ne s’agit pas, soyons clairs, d’exonérer Céline de ses outrances. Ainsi, on  regrettera, pour la mémoire de l’écrivain, que celui-ci se soit laissé aller à adresser, sous l’occupation, des lettres aux folliculaires de bas étage qui constituaient la rédaction de l’hebdomadaire Au Pilori, pour ne citer que cet exemple. Encore faut-il ajouter que des céliniens, peu suspects de complaisance, tel Henri Godard, admettent que Céline était dans l’ignorance du sort tragique réservé aux juifs déportés.

La Société des Études céliniennes n’est donc pas responsable de ces dérives et c’est tant mieux. Elle ne l’est pas davantage de l’édition du livre iconographique de Pierre Duverger, Céline, derniers clichés, coédité par l’IMEC et les éditions Écriture, dans une collection que dirige André Derval ². Dans ce cas aussi, il faut s’en féliciter. La préfacière de cet ouvrage n’y affirme-t-elle pas que « Céline appela à l’extermination » [sic] ? C’est, une fois encore, interpréter abusivement le langage paroxystique du pamphlétaire.

Après la guerre, Céline se gaussait de ses accusateurs qui voyaient en lui « l’ennemi du genre humain » ou, pire, « un génocide platonique, verbal ». « On ne sait plus quoi trouver », ajoutait-il, désabusé ³.

Sur cette période trouble de l’occupation, il faut lire la somme de Patrick Buisson, 1940-1945, années érotiques, qui vient d’être rééditée en collection de poche 4. S’il est vrai que le rapport à l’argent, au pouvoir et au sexe déterminent un individu, l’auteur montre avec perspicacité à quel point la libido joua un rôle majeur dans ces années tumultueuses. Céline y est défini comme un « thuriféraire de la France virile ». C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle il est si mal considéré en notre époque qui voit le triomphe des valeurs féminines « au détriment de l’impératif communautaire avec lequel les valeurs mâles ont, depuis toujours, partie liée ». Et d’observer que « cette féminisation de la société s’accompagne d’un effacement symétrique des marqueurs identitaires du masculin tels que l’autorité et la force physique dont le capital social et symbolique semble promis à une lente mais inexorable évaporation ». C’est dire si Céline, qui fustigeait le pays femelle qu’était alors la France à ses yeux, aurait honni ce qu’il en est advenu.

  1. Né en 1960, André Derval est l’auteur d’une thèse de doctorat, Le récit fantastique dans l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline (Université de Paris VII, 1990). Il est actuellement responsable du fonds d’archives Céline à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et directeur de la revue Études céliniennes éditée par la Société d’études céliniennes. Au cours du colloque de Beaubourg, André Derval a déploré, à juste titre, qu’en France aucun travail collectif relatif à Céline ne soit entrepris par une équipe d’enseignants chercheurs, comme cela se produit pour tant d’autres écrivains.
  2. Pierre Duverger, Céline, derniers clichés (préface de Viviane Forrester), Imec-Écriture, 2011.
  3. Entretien avec Louis-Albert Zbinden, Radio suisse romande [Lausanne], 25 juillet 1957.
  4. Patrick Buisson, 1940-1945, années érotiques (I. Vichy ou les infortunes de la vertu ; II. De la Grande Prostituée à la revanche des mâles), Le Livre de Poche, 2011. Ce livre est paru initialement en 2008 (Éd. Albin Michel).

Catho

Il y a quelques années, un célinien connu évoquait dans une émission radiophonique « la foi du charbonnier » de Céline. C’était interpréter abusivement une lettre au Pasteur Löchen auquel l’écrivain n’avait pas voulu faire mauvaise figure en avouant tout uniment son athéisme résolu.

Si Céline n’était pas croyant, il était surtout très hostile à l’Église catholique. La manifestation la plus éclatante figure dans Les Beaux draps : « La religion catholique fut à travers toute notre histoire, la grande proxénète, la grande métisseuse des races nobles, la grande procureuse aux pourris (avec tous les saints sacrements), l’enragée contaminatrice ». Et de déplorer que « l’aryen n’a jamais su aimer, aduler que le dieu des autres, jamais eu de religion propre, de religion blanche ».  C’est aussi l’époque où il reproche vivement à la presse doriotiste d’avoir censuré une lettre qu’il adressa au chef du PPF, le passage caviardé visant précisément « l’Église, notre grande métisseuse, la maquerelle criminelle en chef, l’anti-raciste par excellence  ».

Ces attaques virulentes datent de la période noire. Peu de temps avant, Charles Lacotte lui avait adressé son roman, Nicias le Pythagoricien (sous-titré « Comment les Juifs font sauter les empires »), avec cette dédicace bien sentie : « À l’effrayant Louis-Ferdinand Céline, homme d’effroyable vérité » ¹. Un bilan exhaustif des nombreuses lectures du pamphlétaire dans ce domaine est impossible. On en connaît en tout cas un certain nombre, dont  celles qu’il cite  lui-même  au début  de L’École des cadavres ².

Jusqu’à la fin, Céline n’abjura en rien ses convictions. Ainsi, dans un entretien accordé un an avant sa mort à Robert Stromberg, il constate que « l’homme blanc est une chose du passé »  et  qu’il « a laissé l’Église le corrompre » ³. Dans son œuvre romanesque d’après-guerre, on trouve ainsi de nombreuses allusions au déclin biologique de l’homme blanc et au manque de volonté qui fut le sien de demeurer maître de son destin. C’est la raison pour laquelle il est vain, une fois encore, de faire une distinction entre le romancier et le pamphlétaire, les écrits de fiction et les écrits de combat. On ne le répètera jamais assez : l’œuvre de Céline forme un tout. Et s’il est politiquement incorrect dans les textes interdits de réédition, il l’est  tout autant sur papier bible 4.

  1. Exemplaire proposé dans le catalogue de la Librairie ancienne Bruno Sepulchre. Ce « roman judéo-christien du Ier siècle» parut en 1939. Professeur révoqué pour raisons politiques, Charles Lacotte se lança dans le combat et le journalisme politique à la fin du XIXème siècle. Il publia diverses brochures, dont Nos seigneurs républicains (1909), et un pamphlet Les Guêpes, qui parut très irrégulièrement de 1906 à 1939. Député socialiste de l’Aube de 1919 à 1924, il devint délégué à la propagande du PPF pour ce département sous l’Occupation. Assassiné d’une balle dans la nuque le 31 août 1943.
  2. Citons à ce propos Où va l’Église ? (1938) de Henry-Robert Petit. Céline estima cet opuscule « très remarquable » et en distribua plusieurs exemplaires autour de lui. Son auteur est d’ailleurs cité dans L’École des cadavres parmi d’autres dont Henry Coston. Celui-ci confia à Emmanuel Ratier avoir procuré une documentation à Céline pour la rédaction de ce pamphlet (cf. l’émission radiophonique « Le Libre Journal de Serge de Beketch » [2001] en hommage à Coston à la suite de son décès. Voir aussi « Lettres à Henri-Robert Petit (1938-1942) » in L’Année Céline 1994, Du Lérot-Imec Éditions, pp. 67-90.
  3. Robert Stromberg, « A Talk with L.-F. Céline », Evergreen Review [New York], vol. V, n° 19, July-August 1961. Traduction française dans Céline et l’actualité littéraire, 1957-1961, Les Cahiers de la nrf (Cahiers Céline 2), 1993, pp. 172-177.
  4. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, une phrase comme « Moi qui suis extrêmement raciste… » ne figure pas dans les pamphlets mais bien dans D’un château l’autre (Pléiade, p. 161).

Hommage

En cette époque où dérision et sarcasmes triomphent, j’imagine les commentaires acidulés de certains apprenant que la tombe de Céline fut fleurie le 1er juillet par la Société des Études céliniennes. Que les persifleurs me pardonnent de ne pas faire chorus. J’ai apprécié cette initiative qui s’avère, par les temps qui courent, vraiment anticonformiste. Quelques jours avant la date anniversaire, François Gibault adressa un courrier aux membres parisiens de la SEC pour leur donner rendez-vous au cimetière de Meudon. Le BC décida alors de relayer l’information auprès de ses abonnés disposant d’une adresse électronique.

C’est ainsi qu’une soixantaine de personnes se retrouvèrent autour de la tombe de Céline pour lui rendre l’hommage refusé par la République au début de cette année. L’initiative ne fit-elle pas l’unanimité au sein du bureau de la SEC ?  Toujours est-il que celui-ci ne fut représenté que par son président ¹. Sans doute peut-on comprendre l’absence de certains. D’autant qu’être présent à Meudon ce 1er juillet, c’était s’exposer au risque de côtoyer des personnes souhaitant surtout rendre hommage à l’auteur des « pamphlets ». Cela n’a pas manqué. Certains d’entre eux, davantage familiers du Coran que de Céline, font partie de cette cohorte admirative d’un seul pan de son  œuvre pour les raisons que l’on devine. Dont un individu qui, sûr de son petit effet, exhibait ostensiblement un exemplaire de Bagatelles pour un massacre. Certes on me dira que cette faune avait une allure tout à fait célinienne tant certains semblaient issus en droite ligne de Guignol’s band. Au moins faut-il reconnaître qu’ils se tinrent cois et ne troublèrent en aucune façon la réunion ².

Bien entendu, il importe de respecter la sensibilité de chacun. Ainsi n’aura-t-on pas été étonné de ne pas rencontrer certains céliniens patentés. On  se  souvient de l’embarras de l’un d’entre eux, il y a quelques années, lorsqu’à l’issue d’une émission télévisée, Bernard Pivot demanda benoîtement aux invités d’imaginer une question à poser à Céline si, par miracle, il apparaissait devant eux.

Coïncidence :  ceux  qu’on peut qualifier de « céliniens historiques » –  François Gibault, Frédéric Vitoux, Philippe Alméras et Henri Godard – ont cette particularité commune d’avoir écrit une biographie de Céline. La dernière en date étant celle de Henri Godard. Pour ma part, j’ai apprécié la finesse et la densité de ce travail même s’il y a inévitablement des réserves à formuler. Le climat délétère de la IIIe République eût mérité d’être décrit tant il explique aussi l’éclosion des écrits de combat. En revanche, l’auteur montre bien comment Céline est venu à l’écriture, lui qui fut élevé dans un milieu où rien ne le prédisposait à une destinée d’écrivain. Les pages concernant ses années de formation sont éclairantes à cet égard. Dans notre numéro de juin, nous avons publié l’appréciation élogieuse de Frédéric Vitoux. Vous lirez dans ces pages celle, plus critique, de Philippe Alméras, ainsi qu’un panorama de la réception critique du livre. Le BC renoue ainsi avec le débat qu’il a toujours tenté de privilégier — le lecteur demeurant finalement seul juge.

  1. Rappelons que les membres du conseil d’administration sont : Isabelle Blondiaux, André Derval, David Fontaine, Henri Godard, Marie Hartmann, Catherine Rouayrenc, Christine Sautermeister, et Alice Stašková. Cela étant, plusieurs céliniens, membres ou non de la SEC, étaient présents : David Alliot,  Anne Baudart,  Christian Dedet, Michel Déjus, Jérôme Dupuis, Valeria Ferretti, Matthias Gadret, Philippe Ginisty, Frédéric Monnier, etc.
  2. Cf. Louis Egoïne de Large, « Chapeau Meudon et Bagatelles », Le Clan des Vénitiens [http://blanrue.blogspot.com], 10 juillet 2011.

Cinquantenaire

Cette année du cinquantenaire aura été fertile. Certes elle n’est pas achevée mais, si elle nous réserve encore des surprises (télévisuelles, surtout), on peut penser que l’essentiel est advenu. Aussi, à l’issue du premier semestre, est-on tenté d’esquisser un premier bilan. Comme on s’en souvient, cette année commença en fanfare avec le brusque retrait de Céline des « Célébrations nationales ». S’ensuivit un copieux dossier de presse et autant d’échos dans les média audio-visuels. Mais ce sont naturellement les parutions éditoriales qui sont à retenir. Pas moins de quinze ouvrages sur Céline ont vu le jour. Tout n’est pas à mettre sur le même plan. On imagine le néophyte déconcerté face à ce déluge de publications. Et se demandant, par conséquent, ce qui est ou non indispensable. Seulement trois ouvrages, à mon avis : le recueil de témoignages, D’un Céline l’autre, rassemblés avec perspicacité par David Alliot (Laffont) ; l’imposante Bibliographie des articles & des études en langue française consacrés à L.-F. Céline, 1914-1961 due à Jean-Pierre Dauphin (Du Lérot) ; et la somme de Henri Godard sobrement intitulée Céline, belle illustration de cette sentence malrucienne selon laquelle « la biographie d’un artiste, c’est sa biographie d’artiste » (Gallimard).

À cela s’ajoutent des ouvrages de moindre envergure, comme le Céline même pas mort !,  sympathique et sensible plaidoyer de Christophe Malavoy (Balland). Ce comédien de grand talent a accompli un rigoureux travail documentaire avant de rédiger cette fiction qui n’est pas exempte d’inévitables erreurs ou approximations ¹.

Une autre caractéristique aura été la sortie de deux copieux hors-série (Le Figaro et Télérama) et de trois dossiers (Magazine littéraire, Transfuge et La Revue des deux mondes). Singulier contraste avec l’année du centenaire de la naissance (1994) qui ne vit pas une presse aussi encline à célébrer l’événement. Même observation pour la presse radiophonique et télévisée : France-Culture (19 février) consacra toute une journée,  émaillée de plusieurs émissions, à l’auteur de Nord  et  la chaîne France 5 (3 mars) diffusa une émission spéciale (« La Grande librairie »), puis, tout récemment, un documentaire (23 juin) ¹.  Quelques jours plus tard, le 30 juin, c’est la chaîne Histoire qui mit sur pied une soirée Céline ³. Nous y reviendrons.

Cette année vit aussi l’organisation de deux colloques. Le premier eut comme singularité d’accueillir deux anti-céliniens déclarés. Est-ce parce qu’ils militèrent jadis pour une politique totalitaire (inspirée par le communisme chinois) qu’ils condamnent aujourd’hui avec autant de constance les dérives céliniennes ? C’est également au cours de ce colloque que Céline fut présenté comme un partisan du génocide. On déplore qu’une telle allégation ait été proférée sous les auspices de la SEC .

Un autre événement fut cette vente de prestige à Drouot dont vous lirez le compte rendu dans ce numéro. Une collection complète du BC y fut enlevée pour la coquette somme de 7.000 € alors que la mise à prix était de 900 €. L’adjudication fut, paraît-il, saluée par une salve d’applaudissements. …De quoi rougir de confusion !

  1. Ainsi est-il inexact d’affirmer qu’à la mort de Céline et d’Hemingway, « les journaux ne parlèrent que de l’écrivain américain » (p. 15). Comme en atteste la bibliographie de J.-P. Dauphin, le dossier nécrologique fut, au contraire, surabondant. Il est tout aussi inexact d’affirmer que André Rousseaux fut « le tout premier » à consacrer un article « élogieux» à Voyage au bout de la nuit (p. 291) : ses articles parus dans Candide (8 décembre 1932) et dans Le Figaro (10 décembre) furent, au contraire, très réservés — et précédés de ceux signés Eugène Dabit, Lucien Descaves, Ramon Fernandez, Charles Plisnier, Noël Sabord, etc. Concédons que ce sont là des vétilles.
  2. « Voyage au bout de Céline » de J.-B. Pérétié, documentaire inégal et somme toute décevant dans la mesure où les trois quarts du film sont consacrés à l’idéologie alors qu’on eût pu espérer une ample célébration de l’écrivain.
  3. Avec notamment la rediffusion des documentaires de Michel Polac (1969) et Claude-Jean Philippe (1976).

Colette Destouches

Colette Turpin-Destouches, fille unique de Céline, est décédée le 9 mai à Lannilis (Finistère) à l’âge de 90 ans. Comme les lecteurs de ce bulletin le savent, elle était née en 1920 à Rennes. Sa mère, Édith Follet, était la deuxième épouse de Céline. Comment ne pas se souvenir de cette journée du 30 mars 1996 où elle fut l’invitée d’honneur de la « Journée Louis-Ferdinand Céline » ? Un peu intimidée, elle avait très gentiment accepté de répondre à mes questions et, à l’issue de cette journée, de participer à notre dîner en compagnie d’Alphonse Juilland, Pierre Monnier, Alain de Benoist, Henri Thyssens, Éric Mazet et tant d’autres amis céliniens. Jean-Paul Angelelli rendit compte de cette journée : « Mme Destouches-Turpin se souvient de ce père extraordinaire, pas laxiste du tout, qui l’emmena plusieurs fois à la SDN (…) et dont elle partagea un temps l’existence, y compris quand il écrivait de nuit (et en parlant) le Voyage, ce qui empêchait la fillette de dormir. Un père superbe et tendre qui lui écrivait des lettres « touchantes » du Danemark. (…) Colette Destouches a évolué dans son jugement sur l’œuvre paternelle, qu’elle apprécie davantage maintenant. (…) Elle évoqua cet épisode du Voyage où Bardamu assiste à la mort d’un enfant atteint de méningite tuberculose. Céline avait vécu douloureusement ce décès, le gosse étant le fils de la concierge rue Lepic, devenue dans le livre la mère Henrouille. ¹ »  C’était il y a quinze ans déjà… Depuis sa santé s’était altérée. Abonnée au BC, elle avait tenu à m’écrire pour me remercier de ce que je faisais « en mémoire de son père », ce qui m’avait – pourquoi le taire ? – très touché.

Certes ses relations avec lui ne furent pas toujours faciles, notamment à la suite du divorce survenu alors qu’elle n’avait que cinq ans. En atteste le témoignage de l’éditeur Maurice Girodias  qui fit sa connaissance en 1942  alors  qu’elle venait d’épouser Yves Turpin. Lequel ne tenait pas en haute estime son beau-père ².  Ni même l’écrivain qu’il était, à la différence de Girodias ébloui de rencontrer la fille de Céline : «  “Tu es idiot ! ”, gronda Turpin. “Si tu crois que c’est pour la célébrité de Céline que j’ai épousé sa fille, tu te trompes ! L’as-tu seulement lu, son livre ?” “Et comment ! le Voyage ! Enfin ! Quelqu’un qui sait se servir de la langue française pour…” “Oui”, coupa Turpin, l’œil étincelant. “…pour en faire du boudin !”   Tout le monde le regardait, avec des airs éberlués. “Et pour ce qui est de son rôle de père, je dois dire que… enfin que… enfin que…” Il se tut sans conclure, égaré ; sa jolie épouse était à côté de lui, tête baissée, cramoisie, les yeux brouillés de larmes. C’était une scène terrible, bouleversante. » L’interprétation de ce chagrin par Girodias – qui ignorait que les parents de Colette étaient divorcés – est malveillante et l’on se reportera à son livre pour découvrir, avec les réserves qui s’imposent, ce témoignage. On sait que les relations de Céline avec sa fille ne furent pas toujours empreintes de la plus grande sérénité en raison du destin tumultueux de l’écrivain honni et exilé. Le fait que celui-ci désapprouvait les maternités multiples de sa fille n’avait pas arrangé les choses. Dans un volume récemment paru, on lira des souvenirs apaisés sur la relation intense qui lièrent ces deux êtres ³. Ils constituent un témoignage irremplaçable sur le père que fut Céline.

  1. Jean-Paul Angelelli, « Notre Journée Céline », Le Bulletin célinien, n° 164, mai 1996, pp. 3-5.
  2. Maurice Girodias, Une Journée sur la terre. I. L’Arrivée, Éditions de la Différence, 1990, pp. 186-187. La première édition de ce livre fut publiée en 1978 par les éditions Stock sous le titre J’arrive.
  3. « Céline vu par sa fille Colette Turpin-Destouches » (entretiens avec David Alliot, 2001, et avec Jacques-Marie Bourget, 1994) in David Alliot (éd.), D’un Céline l’autre, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2011, pp. 453-475. Voir aussi les souvenirs inédits de Colette Destouches dans ce numéro.

Coupable

Lors du colloque Céline qui s’est tenu au Centre Pompidou en février dernier, il s’est produit un incident pittoresque. Se présentant à la fois comme membre de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Société des Études céliniennes depuis des décennies, un auditeur s’est dit accablé par les réquisitoires dont Céline était l’objet, ne reconnaissant pas l’écrivain (dont il est un lecteur assidu) dans le portrait totalement à charge qu’on faisait de lui. Il faut dire que Martin, Lindenberg, Hartmann & cie ne firent pas dans la dentelle, présentant Céline comme le chantre des camps de la mort. Assertion que même un Henri Godard, peu suspect de complaisance envers Céline, a toujours récusée ¹ .

Ainsi arrive-t-on à culpabiliser les lecteurs de Céline. Un philosophe médiatique – et, accessoirement, ancien ministre de l’Éducation Nationale – n’a pas hésité à estimer « douteuse » l’admiration que l’écrivain suscite ².

Une spécialiste de Céline met, elle, en garde le lecteur de… Voyage au bout de la nuit car on y trouve « tous les ingrédients pour le populisme actuel » : « Le regard porté par Céline sur son époque, est aussi dangereux pour la nôtre. De Céline, il n’y a pas de lecture innocente possible : la vigilance doit s’exercer jusque dans l’appréciation du style, et pas seulement dans l’effort pour restreindre à l’œuvre, l’admiration que nous pourrions être tentés d’éprouver pour l’écrivain  ³. » Vigilance donc. On se plaît à imaginer les commentaires goguenards que cette prose eût inspiré à Albert Paraz. Dans son journal, il campe un nommé Reilhac, marxiste de stricte observance, s’écriant : « Ça sent le néo-fasciste ! Vigilance ! ». Et Paraz d’ajouter : « Croyez-moi, il a trouvé le moyen de dire ça en roulant les R. »4

On apprend, par ailleurs, que la municipalité de Paris s’apprête à dénommer « place Louis-Aragon » un coin de l’île Saint-Louis, au prétexte que le poète stalinien a vécu, dans l’immeuble qui surplombe ce coin, une liaison avec la milliardaire anglaise Nancy Cunard. Le maire de Paris, qui s’est associé aux cris d’orfraie de Serge Klarsfeld contre Céline, ne voit donc aucun inconvénient à honorer Aragon qui appela au meurtre de Léon Blum et qui osa applaudir à l’assassinat d’un enfant (le tsarévitch de Russie), ajoutant au crime l’insulte et la moquerie 5.

« Céline s’est mis à jamais hors de toute consécration officielle », affirmait Henri Godard en 1994, puis en 1998 6. Une dizaine d’années plus tard, il revenait sur ce jugement en cautionnant l’inscription de Céline dans les « Célébrations nationales 2011 ». On sait ce qu’il en advint. En portant un regard suspicieux sur les lecteurs de Céline, une étape est désormais franchie.

  1. « Il n’y a, dans les textes, correspondances ou propos mis au jour jusqu’à présent aucune attestation d’une connaissance de la réalité du processus de solution finale.» (Henri Godard, Notice de « Guignol’s band » in Romans III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1988, p. 945.)
  2. Luc Ferry, « Célébrer Céline ? », Le’ Figaro, 29 janvier 2011. La citation est la suivante : « Céline n’est ni Hugo ni Molière : non seulement le jugement de l’histoire n’est pas passé, mais l’« admiration » qu’il suscite est pour le moins douteuse, à proprement parler discutable si l’on songe que l’exceptionnelle virulence de son antisémitisme n’est pas ou ne peut pas être tout à fait sans lien avec le fond de son œuvre.»
  3. Frédérique Leichter-Flack, « Céline, le « style contre les idées » ? Méfiance ! », http://www.lemonde.fr, 27 janvier 2011.
  4. Albert Paraz, Valsez saucisses, Amiot-Dumont, 1950, p. 82.
  5. Dans Hourra l’Oural (1934). Texte réédité dans les Œuvres complètes d’Aragon (La Pléiade). Merci à Robert Le Blanc de nous avoir communiqué cette information.
  6. Henri Godard, Céline scandale, Gallimard, coll. « Blanche », 1994 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1998).