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Bibliographie

Les céliniens néophytes confondent parfois bibliographie de et sur Céline. C’est-à-dire bibliographies primaire et secondaire. Le pavé que Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché publièrent en 1985 ressortit de la première catégorie : il référençait tous les écrits (publiés ou attestés) de Céline ¹. Ce travail était le fruit d’une thèse, « Chronologie bibliographique et critique de Louis-Ferdinand Céline » (1973), qui réunissait pour la première fois de manière systématique textes épars, petits écrits et marginalia de l’écrivain. Le livre fut rapidement épuisé. Depuis 2007, il est consultable sur le site internet www.biblioceline.fr.  Huit ans auparavant, J.-P. Dauphin avait publié le premier tome (1914-1944) d’une bibliographie des articles en langue française consacrées à Céline ². Le second (1945-1961) n’est jamais paru. Aujourd’hui paraît un fort volume regroupant ces deux volets dans une édition revue et augmentée.  Ce nouvel ouvrage de référence procuré par les éditions du Lérot marque aussi le retour de Jean-Pierre Dauphin sur la scène célinienne ³.

Cette bibliographie constitue l’aboutissement d’années de dépouillement de la presse périodique entamé dès 1964 par ce pionnier de la recherche célinienne (voir page 5).  Les livres consacrés  en tout ou partie à Céline étant très peu nombreux de son vivant 4, cet  ouvrage recense essentiellement les articles de presse, consistants ou superficiels, parus dans la presse francophone. Travail titanesque, on s’en doute. D’autant que ne se bornant pas à donner les références des articles, l’auteur en résume la teneur en une ou deux phrases, parfois davantage. Cette bibliographie, présentée de manière chronologique, permet de mesurer l’évolution de la réception critique de l’œuvre, avec ces hauts (Voyage au bout de la nuit) et ces bas (Féerie pour une autre fois). Évoquant ailleurs cette matière, l’auteur relevait que ces années de critique célinienne « offrent un tableau très sûr des limites, des aberrations et de la misère d’une époque 5 ». D’autant que rares furent les aristarques à la hauteur de cette œuvre en constante évolution. L’accueil critique des trois chefs-d’œuvre que sont Mort à crédit, Guignol’s band et Féerie en atteste à l’envi. Surnagent malgré tout, dans la période considérée, quelques noms qui, à des titres divers, ont su rendre compte de l’esthétique célinienne : Léon Daudet, Claude Jamet, Morvan Lebesque, Roger Nimier, Jean-Louis Bory, Pol Vandromme, pour ne citer que ceux-là. Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que l’œuvre soit enfin perçue dans sa globalité et sa radicalité. Quant aux pamphlets, ils ont souvent donné une image réductrice de l’écrivain : le fait que durant sept ans Céline n’ait pas signé de roman n’a pas peu contribué à brouiller son image. Encore faut-il observer qu’il ne cesse d’être pamphlétaire dans ses œuvres de fiction d’après-guerre.

  1. Ouvrage salué avec éclat dans le BC : M. L., « Un monument célinien ! », n° 38, octobre 1985. Voir aussi l’article de Christine Ferrand, « Voyage au bout des écrits de Céline », paru le 30 septembre 1985 dans Livres Hebdo et repris dans le BC, n° 39, novembre 1985.
  2. Jean-Pierre Dauphin, L.-F. Céline 1. Essai de bibliographie des études en langue française consacrées à Louis-Ferdinand Céline, vol. 1 : 1914-1944, Lettres modernes-Minard, Paris 1977.
  3. Jean-Pierre Dauphin, Bibliographie des articles de presse & des études en langue française consacrés à L.-F. Céline, 1914-1961, Du Lérot, 2011, 470 p. (voir bon de commande à l’intérieur de ce numéro).
  4. Dont les livres de Robert Denoël, Apologie de Mort à crédit (1936), H.-E. Kaminski, Céline en chemise brune ou le mal du présent (1938), Maurice Vanino, L’affaire Céline. L’école d’un cadavre (1950), Milton Hindus, L.-F. Céline tel que je l’ai vu (1951) et Robert Poulet, Entretiens familiers avec Louis-Ferdinand Céline (1958).
  5. Jean-Pierre Dauphin, « De méprises en confusions », introduction de Les critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976.

Colloque

Le colloque « Céline, réprouvé et classique » fut une réussite. Durant deux jours, la « petite salle » (158 places) du Centre Pompidou était comble et les organisateurs peuvent se targuer d’avoir obtenu, en guise d’heureux épilogue, la participation (gracieuse !) de Fabrice Luchini. La veille, le spectacle, conçu par Émile Brami et magistralement  interprété  par  Denis Lavant, remporta un égal succès.  Bémol : à la différence des colloques organisés par la seule Société des Études céliniennes, quasi aucun apport nouveau ne fut délivré dans les diverses communications, les orateurs ayant puisé la teneur de celles-ci dans leurs contributions antérieures (parues en livre ou en revue). Une faiblesse de l’organisation – rien n’était prévu le samedi matin – contraignit certains orateurs à condenser leur texte au moment même où ils le lisaient. Ce fut parfois dommage…

L’originalité de ce colloque fut de donner la parole à des anti-céliniens patentés : Jean-Pierre Martin, qui signa naguère un mémorable Contre Céline (1997), et Daniel Lindenberg, auteur d’une belle contrevérité : « Sous l’Occupation, Céline alla  jusqu’à poser très sérieusement [sic] sa candidature au Commissariat général aux questions juives » ¹ . Ces deux universitaires ont comme point commun d’avoir communié jadis dans la même ferveur maoïste. L’un à la GP (Gauche prolétarienne), l’autre à l’UJCML (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes). Cette expérience militante leur permet assurément de juger avec acuité la dérive totalitaire de romanciers ayant été aussi des écrivains de combat. La nouveauté consiste à relier Céline à Auschwitz. Ainsi, J.-P. Martin cita, pour l’approuver, Serge Doubrovsky : « Que vouliez-vous que moi, juif, je fasse d’un écrivain qui voulait  mon extermination ?  Si je n’ai pas été gazé  à Auschwitz,  c’est malgré Céline ².»  Jamais auparavant de tels propos ne furent tenus dans un colloque consacré à l’écrivain. Au contraire, les céliniens qui font autorité ont écrit exactement le contraire : « Céline, mieux que tout autre, savait qu’il n’avait pas voulu l’holocauste et qu’il n’en avait pas même été l’involontaire instrument  ³.» Dixit François Gibault. Quant à Henri Godard, il a toujours considéré que, si l’antisémitisme de Céline fut virulent, il ne fut pas meurtrier 4. Et Serge Klarsfeld lui-même tint ce propos lors d’une soutenance de thèse consacrée précisément aux pamphlets : « Malgré leur outrance insupportable, ils ne contiennent pas directement d’intention homicide 5. » En cette année du cinquantenaire, une étape a donc été franchie. Il s’agit de faire d’un antisémite incontestable un partisan des camps de la mort. En décembre 1941, lors d’une réunion politique, Céline se rallia à un programme préconisant la « régénération de la France par le racisme ». Il précisait ceci : « Aucune haine contre le Juif,  simplement  la volonté de  l’éliminer de la vie française 6. » Il suffira désormais de supprimer ces quatre derniers mots pour faire de Céline un partisan du meurtre de masse.

  1. Daniel Lindenberg, « Le national-socialisme aux couleurs de la France. II. Louis-Ferdinand Destouches, dit “Céline” », Esprit, mars-avril 1993, p. 209.
  2. Michel Contat, « Serge Doubrovsky au stade ultime de l’autofiction », Le Monde, 3 février 2011. Et Jean Daniel de blâmer « une célébration qui ferait l’impasse sur le caractère infâme, abject et déshonorant des écrits antisémites que Céline a publiés, y compris dans le moment même où il savait [sic] que les juifs étaient déportés en Allemagne pour y être gazés. » (« Carnets d’actualité. Instants de pensée et d’humeur », Le Nouvel Obs.com, 2 février 2011.)
  3. François Gibault, Préface à Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen, Gallimard, 1998.
  4. Henri Godard, « Louis-Ferdinand Céline » in Célébrations nationales 2011, Ministère de la Culture, 2010
  5. Propos tenus le 16 octobre 1993 à l’Université Paris VII lors de la soutenance de Régis Tettamanzi (thèse sur Les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline et l’extrême droite des années 30. Mise en contexte et analyse du discours.)
  6. Voir Céline et l’actualité, 1933-1961 [Les Cahiers de la Nrf] (Gallimard, 2003, rééd.), pp. 143-146.

Klarsfeld

Cela se passe à Paris le 19 janvier. Il a suffi que le nom de Céline soit repris dans le livre des « Célébrations nationales », édité par le Ministère de la Culture, pour que Serge Klarsfeld ¹ proteste. Et exige « le retrait immédiat de ce recueil et la suppression dans celui qui le remplacera des pages consacrées à Céline ». Entre-temps, Henri Godard, auteur du texte sur l’écrivain dans ce recueil, concède que, si Céline est « un immense écrivain français », c’est aussi « un pur salaud » [sic]. Par ailleurs, il admet que le ministère de la Culture « a fait preuve de maladresse en évoquant dans son introduction les valeurs morales exemplaires » des personnalités célébrées. « C’était donner des verges pour se faire battre. Mais cet anathème lancé par Klarsfeld, d’une telle violence, cela ressemble à de la censure. Même si Céline est un cas immensément difficile » ².  Dans son communiqué, Klarsfeld, lui, précise que « la République doit maintenir ses valeurs : Frédéric Mitterrand doit renoncer à jeter des fleurs sur la mémoire de Céline, comme François Mitterrand a été obligé à ne plus déposer de gerbe sur la tombe de Pétain. » Lorsqu’un journaliste lui demande s’il ne commet pas un amalgame douteux en comparant l’avant-propos de Mitterrand (Frédéric) aux dépôts de gerbe sur la tombe de Pétain décidés par Mitterrand (François) lorsqu’il était Président, Klarsfeld ironise : « Il faut bien grossir le trait pour se faire entendre ³ ». Et quand le même journaliste lui demande s’il compte perturber la cérémonie (du 21 janvier) au cours de laquelle Frédéric Mitterrand doit présenter ce guide des Célébrations nationales, il répond par la négative mais formule cet avertissement : « Il a intérêt à plaider la maladresse de son cabinet qui a dû écrire à sa place l’avant-propos du livre ». Au cas où le Ministre n’obtempèrerait pas à ses injonctions,  Klarsfeld  indique qu’il fera alors appel au Président de la République 4.  Mais, sûr de lui,  il affirme que cette question  sera  certainement réglée avant le dîner annuel du CRIF (9 février)  auquel  Nicolas Sarkozy  doit participer 5. Bien vu : quarante-huit heures après, le ministre de la Culture annonce le retrait de Céline du recueil des célébrations nationales 2011. Il ne reste plus qu’à envoyer au pilon un livre de 300 pages imprimé à 10.000 exemplaires dont le Ministre avait signé l’avant-propos. La morale républicaine est sauve et Serge Klarsfeld dit son « soulagement » 6.

  1. Président de l’association « Les Fils et Filles des Déportés juifs de France ». (Communiqué à l’AFP, 19-01-2011).
    Placé sous la présidence de Jean Favier, c’est le Haut comité des célébrations nationales, dépendant de la direction des Archives de France, qui établit la liste annuelle des célébrations (voir page suivante).
  2. Propos recueillis par Myriam Chaplain-Riou (AFP, 20 janvier 2011).
  3. Propos recueillis par Sébastien Le Fol, « Affaire Céline : Klarsfeld enfonce le clou », Du fil à retordre (L’actualité culturelle passé au crible), 20 janvier 2011 [http://blog.lefigaro.fr/le-fol].
  4. Réaction de Philippe Sollers : « Il est insensé qu’un citoyen demande au président de la République de retirer un auteur de l’importance de Céline d’un volume officiel paru avec la validation du Ministère de la Culture. (…) Ça me laisse vraiment stupéfait. Cette réaction me paraît tout à fait illégitime et déplacée : on ne doit pas traiter la littérature avec ce genre de censure (…). » (Propos recueillis par Grégoire Leménager, Bibliobs, 21 janvier 2011 [http://bibliobs.nouvelobs.com]. Autres réactions : voir pages suivantes.
  5. Sur ce sujet, voir le livre d’Anne Kling, Le CRIF, un lobby au cœur de la République, 2010, 294 p. (21 € par chèque à l’ordre d’Anne Kling, Éditions Mithra, B.P. 60291 Strasbourg Cedex).
  6. Déclaration de Serge Klarsfeld à l’AFP (21-01-2011) : « C’est un soulagement. Et j’adresse mes félicitations à Frédéric Mitterrand d’avoir eu le courage de désavouer ceux qui, dans son ministère, ont laissé passer cette bourde ». Henri Godard, présent au moment où le Ministre de la Culture annonçait la nouvelle, s’est dit « piégé » : « Je tombe des nues. J’ai appris le retrait en même temps que tous les journalistes. Je pensais que la valeur de la création littéraire de Céline méritait d’être mise en valeur. » Voir aussi en pages 4 et 10.

Claude Dubois

C’est en 1981, année du vingtième anniversaire de la mort de Céline, que débuta la petite aventure du Bulletin célinien.  Lequel  a donc  aujourd’hui trente ans ¹. Bien des ouvrages sont annoncés pour cette année du cinquantenaire. Le plus consistant sera assurément le volume D’un Céline l’autre (plus d’un millier de pages) rassemblant les témoignages de ses contemporains. Plus décisif pour la connaissance de l’écrivain, ce Dictionnaire de la correspondance de Céline tant attendu. Et, pour les célinomanes, cette bibliographie, Tout sur Céline, recensant ce qui s’est écrit et dit sur l’écrivain depuis la parution de « Voyage au bout de la nuit » ². Pas moins de trois colloques sont prévus en 2011. Le premier, « Céline, réprouvé et classique », aura lieu début février au Centre Pompidou, à Paris ³.

Un récent séjour à Paris m’a permis de faire la connaissance de Matthias Gadret, webmestre du blog « Le Petit Célinien », qui réalise, comme les abonnés internautes le savent, un  travail précieux. La rencontre fut d’autant plus agréable qu’elle se fit en compagnie du cher Claude Dubois, premier éditeur de Céline en verve et indéfectible amoureux de Paris 4. Celui d’antan surtout. Dans la préface de son anthologie (1972), il dénonçait « l’expropriation hors capitale du menu peuple, les gros coups de l’immobilier, la destruction systématique de Paris village, Belleville, Grenelle, Ménilmuche… la restauration d’un “Marais” pour richards, et l’invasion massive de la Grand’Ville par l’étranger, provinciaux et autres… ». Ce fut un plaisir de présenter l’un à l’autre ces deux céliniens de génération différente. Séduit par le parler populaire, Matthias est également un lecteur enthousiaste d’Audiard et de Boudard. C’est dire s’il se révéla un auditeur attentif de Claude Dubois évoquant ses innombrables heures passées au Balajo ou celles en compagnie d’Alphonse et de Gen Paul qu’il a tous deux bien connus.

  1. Un n° 0 parut en 1981, suivi de quatre numéros l’année suivante. Le BC devint mensuel à partir de 1982.
  2. David Alliot, D’un Céline l’autre, Robert Laffont, coll. « Bouquins » (préface de François Gibault) ; Jean-Paul Louis, Éric Mazet et Gaël Richard, Dictionnaire de la correspondance de Céline, Du Lérot ; Alain de Benoist, Arina Istratova et Marc Laudelout, Tout sur Céline (Bibliographie – Filmographie – Phonographie – Internet), Le Bulletin célinien.
  3. Colloque « Céline, réprouvé et classique », organisé par la BPI et la SEC, les vendredi 4 et samedi 5 février.
    Thèmes annoncés : 1) Journée du 4 février, Dr Destouches et Mr Céline  : « Céline et la médecine » par Isabelle Blondiaux ; « Les Traces d’une vie (recherches biographiques) » par Gaël Richard – Controverses et reconnaissances internationales : « La redécouverte de Voyage au bout de la nuit » par Christine Sautermeister ; « Céline au Japon : Œuvres complètes et French Theory » par Yoriko Sugiura ; « D’Elsa Triolet à Victor Erofeev : les avatars russes de Céline » par Olga Chtcherbakova ; « Céline chez les fils de la perfide Albion » par Greg Hainge – Céline et la critique : « Entretien avec Philippe Bordas, écrivain » — 2) Journée du 5 février, Céline et l’histoire  : Table ronde avec Jean-Pierre Martin, Yves Pagès, Daniel Lindenberg et Delfeil de Ton ; Un autre Céline : « L’Œuvre épistolaire » par Sonia Anton ; « Céline au cinéma » par Émile Brami ; « Céline au théâtre » par Johanne Bénard ; « Céline et les gender studies » par Tonia Tinsley. Une partie théâtrale est également prévue le vendredi : « Faire danser les alligators sur la flûte de Pan », choix de correspondances établi par Émile Brami et interprété par Denis Lavant,  ainsi que le samedi : lecture d’extraits de textes de Céline par Fabrice Luchini.

    Signalons que, pour le cinquantenaire de sa mort, Céline est mentionné dans la rubrique « Célébrations nationales en 2011 » de Culture Communication, le magazine du Ministère de la Culture et de la Communication (déc. 2010-janv. 2011). À cette occasion, Henri Godard a écrit un texte figurant sur le site officiel « Archives de France  » que nous reproduisons à la page suivante. D’ores et déjà, l’année 2011 s’annonce fertile pour les céliniens (voir p. 23)

  4. Sur le blog, on peut désormais voir le documentaire «Paris vu sous 7 angles », présenté par Claude Dubois et dans lequel il évoque le Montmartre de Céline, Gen Paul et Marcel Aymé. Réalisation : Fabrice Allouche. Production : TV Only. NRJ Paris (2008).

Chodruc-Duclos

À propos du « refus de parvenir », expression (rendue célèbre par Albert Thierry et les syndicalistes révolutionnaires) traduisant une volonté d’être fidèle à ses origines populaires, Paul Yonnet trace un parallèle avec la figure de Céline : « …C’est une exigence du même ordre qui traverse Voyage au bout de la nuit, mais aussi l’œuvre entière de Céline, jusque dans les images qu’il nous donne de lui, durant les dix dernières années de sa vie, asilaires ¹». Et de renvoyer aux pages que le psychiatre Yves Buin consacre à ce thème : « Sa déshérence, Céline tient à la montrer. Plus qu’au clochard exhibé, au hâbleur volontaire du déclin, c’est à l’asilaire que Céline fait penser si l’on s’en réfère aux photographies de l’ère Meudon se déroulant tel un film. Un asilaire ? C’est-à-dire un de ses falots personnages d’hospice, de foyer social hors le monde, et plus encore des grandes concentrations carcérales où, au milieu des déments et des agités que l’on enferme, subsistent des êtres atones, ravinés, habitacles d’une vie éteinte, des êtres lassés, revenus de tout et de nulle part, que rien ne dérange plus et qui ne dérangent plus personne. (…) Il est de l’humanité invisible. Le Céline des trois ou quatre dernières années est de cette confrérie d’abandonnés. Probablement n’y siège-t-il pas en permanence. Aux parutions de ses livres, et entre elles, il doit concéder à la représentation mais avec les habits de scène qu’il s’est choisis pour le dernier acte et, l’asilaire, en lui, affleure ². » En d’autres termes, Céline donnerait à voir, de manière spectaculaire, qu’il n’est pas parvenu, qu’il a refusé de parvenir,  qu’il a tout fait pour qu’il en soit ainsi.

Cette vision du Céline de la fin contraste avec celle d’un autre biographe, Philippe Alméras, qui voit en l’ermite de Meudon un épigone de Chodruc-Duclos : « Sous la Restauration, Chodruc-Duclos, l’“homme à la longue barbe”, exhibait chaque jour au Palais-Royal sa misère et sa saleté pour exposer l’ingratitude des Bourbons.  Céline, aidé par l’incurie des artistes, et grâce à Match ou à L’Express, confronte  route des Gardes  ses contemporains  d’une façon  pas tellement différente ³. »

Et si au lieu de voir l’intention de témoigner de ceci ou de cela, il ne fallait pas tout uniment constater chez lui une totale indifférence à son aspect vestimentaire ? Sauf durant une brève période – des années vingt au début des années trente –, Céline ne s’est jamais préoccupé de sa mise. Certains le lui reprochaient d’ailleurs 4. Exilé au Danemark, il s’en est encore moins soucié et cette attitude, qui n’était nullement une pose, n’a fait que s’accentuer durant les dix dernières années de sa vie. Cela en fit un personnage aussi pittoresque que Paul Léautaud avec, comme autres points communs, un attachement profond pour les animaux allant de pair avec une misanthropie foncière. Et surtout une volonté farouche de demeurer libre.

  1. Paul Yonnet, « La sortie de la révolution » in Le Débat, n° 160, mai-août 2010, pp. [37]-46. Rappelons que Paul Yonnet est l’auteur du Testament de Céline (Bernard de Fallois, 2009).
  2. Yves Buin, Céline, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2009, pp. 436-437.
  3. Philippe Alméras, « Céline vu de gauche, vu de droite » in Nouvelle École (« Les écrivains »), n° 46, automne 1990, pp. 40-48. Voir aussi, sur cet aspect, le point de vue de Claude Duneton dans ce numéro, page 6.
  4. « On me fait volontiers grief de bouder les assemblées… (…) On m’y trouve mal habillé… N’est-ce pas, Monsieur Ménard ? » (Lettre à Jean Lestandi, 10 septembre 1942. Reprise dans Cahiers Céline 7, 2003 [rééd.], p. 171.)
  5. Sur ce parallèle, voir Pierre Lalanne : « Louis-Ferdinand Céline et Paul Léautaud » sur le blog L’ombre de Louis-Ferdinand Céline à la date du 15 février 2010. [http://celinelfombre.blogspot.com]. À Jacques Chancel, en juillet 1957, il confie : « Je ne suis qu’un bouffon. Paul Léautaud est mort. Il fallait un pauvre qui pue. Me voilà. ». Repris dans Cahiers Céline, 2 (« Céline et l’actualité littéraire, 1957-1961 »), 1993 (rééd.), pp. [95]-99.

Derval

André Derval ¹ m’écrit que, contrairement à ce que j’ai laissé entendre, le colloque de février dernier n’a pas été organisé sous les auspices de la Société des Études céliniennes. « J’en suis personnellement responsable, en collaboration avec Emmanuèle Payen, de la BPI (Bibliothèque Publique d’Information, ndlr) », précise-t-il. Je suis heureux de cette rectification car j’avais déploré, on s’en souvient, qu’au cours dudit colloque, Céline ait été présenté comme un partisan du génocide. La présence active de François Gibault, président de la SEC, et d’André Derval, secrétaire de celle-ci, m’avaient induit en erreur. Mea culpa.

Il ne s’agit pas, soyons clairs, d’exonérer Céline de ses outrances. Ainsi, on  regrettera, pour la mémoire de l’écrivain, que celui-ci se soit laissé aller à adresser, sous l’occupation, des lettres aux folliculaires de bas étage qui constituaient la rédaction de l’hebdomadaire Au Pilori, pour ne citer que cet exemple. Encore faut-il ajouter que des céliniens, peu suspects de complaisance, tel Henri Godard, admettent que Céline était dans l’ignorance du sort tragique réservé aux juifs déportés.

La Société des Études céliniennes n’est donc pas responsable de ces dérives et c’est tant mieux. Elle ne l’est pas davantage de l’édition du livre iconographique de Pierre Duverger, Céline, derniers clichés, coédité par l’IMEC et les éditions Écriture, dans une collection que dirige André Derval ². Dans ce cas aussi, il faut s’en féliciter. La préfacière de cet ouvrage n’y affirme-t-elle pas que « Céline appela à l’extermination » [sic] ? C’est, une fois encore, interpréter abusivement le langage paroxystique du pamphlétaire.

Après la guerre, Céline se gaussait de ses accusateurs qui voyaient en lui « l’ennemi du genre humain » ou, pire, « un génocide platonique, verbal ». « On ne sait plus quoi trouver », ajoutait-il, désabusé ³.

Sur cette période trouble de l’occupation, il faut lire la somme de Patrick Buisson, 1940-1945, années érotiques, qui vient d’être rééditée en collection de poche 4. S’il est vrai que le rapport à l’argent, au pouvoir et au sexe déterminent un individu, l’auteur montre avec perspicacité à quel point la libido joua un rôle majeur dans ces années tumultueuses. Céline y est défini comme un « thuriféraire de la France virile ». C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle il est si mal considéré en notre époque qui voit le triomphe des valeurs féminines « au détriment de l’impératif communautaire avec lequel les valeurs mâles ont, depuis toujours, partie liée ». Et d’observer que « cette féminisation de la société s’accompagne d’un effacement symétrique des marqueurs identitaires du masculin tels que l’autorité et la force physique dont le capital social et symbolique semble promis à une lente mais inexorable évaporation ». C’est dire si Céline, qui fustigeait le pays femelle qu’était alors la France à ses yeux, aurait honni ce qu’il en est advenu.

  1. Né en 1960, André Derval est l’auteur d’une thèse de doctorat, Le récit fantastique dans l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline (Université de Paris VII, 1990). Il est actuellement responsable du fonds d’archives Céline à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et directeur de la revue Études céliniennes éditée par la Société d’études céliniennes. Au cours du colloque de Beaubourg, André Derval a déploré, à juste titre, qu’en France aucun travail collectif relatif à Céline ne soit entrepris par une équipe d’enseignants chercheurs, comme cela se produit pour tant d’autres écrivains.
  2. Pierre Duverger, Céline, derniers clichés (préface de Viviane Forrester), Imec-Écriture, 2011.
  3. Entretien avec Louis-Albert Zbinden, Radio suisse romande [Lausanne], 25 juillet 1957.
  4. Patrick Buisson, 1940-1945, années érotiques (I. Vichy ou les infortunes de la vertu ; II. De la Grande Prostituée à la revanche des mâles), Le Livre de Poche, 2011. Ce livre est paru initialement en 2008 (Éd. Albin Michel).