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Hirsch

Louis-Daniel Hirsch fut le directeur commercial des éditions Gallimard de 1922 à 1974. « Hirsch, ses amis, les cocos, Sartre, etc... » ¹. Dixit Céline dans un bel amalgame. En exil, il est plus incisif : « C’est Hirsch qui commande la NRF comme Mayer commande la justice. Le reste est blabla ². ». Vieilles obsessions… Mais il faut prendre garde à ne pas se laisser abuser par un être plus ambivalent que le laissent supposer ses ultimes invectives.

C’est le piège dans lequel est tombé Mikaël Hirsch, petit-fils du précédent, qui signe un roman dans lequel Céline tient une grande place ³. Le personnage central est Gérard Cohen qui se définit « demi-juif ». Jeune coursier des éditions Gallimard dans les années cinquante, il se rend fréquemment à Meudon pour y apporter le courrier mais se garde bien de révéler son identité. Crédible. Ce qui l’est moins, c’est que, dès la première rencontre, Céline l’appelle « mon p’tit Gérard » (!). Vétille…

Pour le reste, c’est un Céline conforme à sa légende noire qui est imaginé par l’auteur : « J’étais tout ce qu’il haïssait profondément. (…) Eût-il su qui j’étais, son attitude aurait certainement changé du tout au tout. » Voire… Mikaël Hirsch serait sans doute bien étonné d’apprendre qu’à la même époque, Céline sympathisait avec un militant sioniste, ancien agent du groupe terroriste Stern qui  avait  lutté contre la colonisation britannique en Palestine. Voici son témoignage : « Quand la  presse israélienne, à l’époque, eut vent de ma correspondance avec Céline, elle m’a attaqué de façon absolument ignoble. Ce qui ne m’a pas empêché de rencontrer Céline à deux reprises chez lui, à Meudon. Nous avons évoqué bien entendu la question juive. À sa demande pressante, je lui ai décrit l’aventure des premiers colons socialistes qui rêvaient d’une société nouvelle et s’étaient acharnés, dans des conditions impossibles, à défricher des marais, à fertiliser des déserts. “Je dois vous dire que j’admire profondément ces gens-là”, me disait-il, et je savais qu’il était sincère, qu’il avait une très grande considération pour l’État d’Israël 4 ». Singulier contraste avec l’antisémitisme rabique attaché à la figure de Céline jusque dans les dernières années de sa vie. Ainsi récolte-t-on ce que l’on a semé…

L’antisémitisme est chez lui l’arbre qui cache la forêt : un profond attachement à la sauvegarde de la race. À un autre admirateur juif, il écrivait : « Il est temps que l’on mette un terme à l’antisémitisme par principe, par raison d’idiotie fondamentale, l’antisémitisme ne veut plus rien dire — On reviendra sans doute au racisme, mais plus tard et avec les juifs — et sans doute sous la direction des juifs, s’ils ne sont point trop aveulis, avilis, abrutis. » Et dans une lettre ultérieure : « …Les juifs sont précisément les premiers et les plus tenaces racistes du monde. Il faut créer un nouveau racisme sur des bases biologiques, les éléments existent 5»

Ceci nous éloigne assurément de la figure convenue de l’ermite de Meudon décrite par Mikaël Hirsch. Dommage car, dans un roman évoquant le Céline des dernières années, il y avait là un thème qu’il eût été intéressant d’esquisser. Cette simplification n’enlève rien au talent de l’auteur. Le constat vaut pour le style et cette manière de transcender ses obsessions et sa fascination mêlée de répulsion pour un écrivain de génie.

  1. Lettre à Gaston Gallimard, 8 décembre 1954 in Lettres à la N.R.F., 1931-1961, Gallimard, 1991, p. 264.
  2. Lettre à Pierre Monnier, 12 mai 1950 in P. Monnier, Ferdinand furieux, L’Age d’homme, 1979, p. 133.
  3. Mikaël Hirsch, Le réprouvé, L’Éditeur, 2010.
  4. Éric Mazet, « Quatorze lettres à Jacques Ovadia » in L’Année Céline 1991, Du Lérot / Imec, 1992, pp. 55-66.
  5. Lettres à Milton Hindus des 14 juin et 10 août 1947 in M. Hindus, L.-F. Céline tel que je l’ai vu, L’Herne, 1969, pp. 148 et 161.

Querelle

À l’instar de leur écrivain de prédilection, certains céliniens, même s’ils ne sont pas nécessairement aussi sobres qu’il l’était, ont « la mémoire atroce des buveurs d’eau ¹.» En 2003, Jean-Paul Louis rendit compte du livre d’Émile Brami ². Critique peu amène, jugez en par sa conclusion : « Force est de remarquer que le tunnel où il nous entraîne n’a ni entrée, ni sortie, ni voies de dégagement. Sans hauteur de vue, sans vision pittoresque,  il est d’époque, étroit et répétitif ³.»  Sept ans plus tard,  Émile Brami n’a pas oublié cette flèche du Parthe : « Au contraire de beaucoup de céliniens, je n’ai pas besoin que Céline soit un saint laïc. Certains de ses admirateurs inconditionnels veulent que ce soit un grand écrivain et un homme parfait. Cela m’est complètement égal. Un célinien bien connu appelle Céline “le vieux”, comme si c’était son père. Un père idéal, puisque c’est un “vieux” de substitution qu’il s’est inventé et choisi. Et l’éreintement le pire que j’ai eu à propos de Céline vient de ce monsieur, parce que justement, je montrais dans la biographie que j’ai écrite certaines facettes de Céline qui étaient peu glorieuses 4. » Je me garderai bien de porter un jugement sur cette querelle. Cela étant,  l’éditeur de L’Année Céline a été suffisamment pris à partie par ses pairs ces derniers temps 5 pour que l’envie ne me prenne – non pas de le défendre (il est assez grand garçon  pour le faire tout seul) –  mais de dire la réalité des choses.  Dans son article, Jean-Paul Louis s’attachait surtout à mettre en lumière plusieurs erreurs d’interprétation de l’auteur. À l’époque, j’en avais relevé d’autres 6. Mais présenter (sans le nommer, soit dit en passant)  ce célinien  comme  un admirateur inconditionnel de l’écrivain est excessif. S’il n’a jamais dissimulé son attachement profond pour la figure de l’écrivain 7, il n’en a pas pour autant marqué ses distances avec le pamphlétaire sans que cette prise de position ne soit motivée par quelque conformisme convenu. Ainsi, à propos des fameux textes interdits : « Ce n’est pas donné à tout le monde d’exprimer les plus mauvaises idées au plus mauvais moment, dans les termes les moins adéquats. » 8   Quant à considérer que Jean-Paul Louis voit en Céline une figure paternelle parce qu’il l’appelle, avec une ironie teintée d’empathie, « le Vieux », n’est-ce pas verser dans la psychanalyse de bazar ? Pour le reste, nous sommes quelques uns à admirer Céline tout en regrettant pour sa mémoire qu’il se soit commis avec des « crapules d’exhibition qui polluaient dans des cloaques 10. »

  1. « Je possède, médecin, buveur d’eau, non fumeur, une mémoire atroce. »(Lettre de Céline à Jean Galtier-Boissière, mars 1953)
  2. Émile Brami, Céline. « Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple… », Écriture, 2003.
  3. [Jean-Paul Louis], « Livres reçus. Céline (II) », Histoires littéraires, vol. IV, n° 16, octobre-décembre 2003, pp. 178-180.
  4. Émile Brami, « Pour qui aime la littérature, il y a des écrivains indispensables » [propos recueillis par Joseph Vebret], Le Magazine des Livres, n° 25, juillet-août 2010, pp. 36-38.
  5. Le Canard enchaîné, sous la plume d’un célinien patenté, a déploré qu’il défende parfois Céline « bec et ongles, juqu’à l’indéfendable». La revue Études céliniennes, elle, estime que certains de ses commentaires « laissent une impression de malaise » [sic].
  6. Marc Laudelout, « Le Céline d’Émile Brami », Le Bulletin célinien, n° 246, octobre 2003, pp. 3-5.
  7. « Le lecteur verra que je ne cherche pas à cacher mon attachement pour Céline, pour son art, du meilleur au pire : curieuse sympathie qui se développe, entre un écrivain et son éditeur, par-delà le temps qui les sépare, sans laquelle nul ne saurait lire, comprendre et faire connaître quelque œuvre que ce soit. » (Lettres à Marie Canavaggia, 1936-1960, Gallimard, 2007, p. 33).
  8. Jean-Paul Louis, « Ménage de printemps » in Autour de Céline, 3, Le Lérot rêveur, n° 57, printemps 1994, pp. 23-26.
  9. D’autant que l’explication est plus simple : « Je l’appelle : le Vieux, par référence à Flaubert qui, on le sait, désignait Sade ainsi dans les lettres familières.» (J.-P. Louis, Histoires du Vieux et autres nouvelles in Le Lérot rêveur, n° 59, printemps 1999, p. 12).
  10. Le mot est de Pol Vandromme qui ajoute : « Il faut se rappeler ce qu’était Au Pilori, officine de délation où des stipendiés en proie au délire se flattaient de leurs mouchardages. Que le plus grand écrivain du siècle participe à la carmagnole en compagnie d’individus tarés et de propagandistes tarifés a de quoi scandaliser l’esprit le plus indulgent à l’inconscience des littérateurs. » (Pol Vandromme, Journal de lectures, L’Age d’Homme, 1991, pp.65-66.)

Haro sur Céline

Céline était, comme on le sait, très attaché à la Bretagne. « Cette Bretagne est pays divin. Je veux finir là auprès de mes dernières artères, après avoir soufflé dans tous les binious du monde ¹. »  Belle idée dès lors que d’organiser dans cette région un colloque de la Société des Études céliniennes ². Cerise sur le gâteau : il se trouve que l’actuel maire de Dinard, Mme Sylvie Mallet, est une fervente lectrice de Céline. Las ! Alors que l’importance de l’écrivain n’est contestée par personne de sérieux, il a fallu qu’une conseillère municipale de l’opposition reproche au maire de la ville d’accueillir le colloque dans ses murs ³. Pour justifier sa position hostile à cette initiative, tout y passe : l’antisémitisme et la collaboration bien entendu mais aussi (on se croirait revenu aux heures de l’épuration !), le fait que Céline se soit rendu à Sigmaringen, qu’il ait eu Tixier-Vignancour comme défenseur et, horresco referens, qu’il « plaît particulièrement aux extrémistes de droite ». Cette conseillère municipale ignore-t-elle que Céline plaît tout autant aux extrémistes de gauche, comme le dessinateur Siné ou le journaliste Delfeil de Ton, pour ne citer qu’eux ?  Ou à d’anciens maoïstes comme Philippe Sollers ? Face à un autre ancien mao, farouchement anti-célinien celui-là 4, Sollers s’est plu à établir « la liste des proscrits qui pourrait servir de support au programme moral de la purification du passé telle qu’elle pourrait être aujourd’hui promulguée ». En clair, s’il fallait bannir des lieux officiels, les écrivains qui pensaient (ou agissaient) mal, voici ceux qui pourraient être exclus à Dinard et ailleurs : « Gide, le pédophile Nobel ; Genet, le pédé ami des terroristes ; Henry Miller, le misogyne sénile ; Georges Bataille, l’extatique à tendance fasciste ; Antonin Artaud, l’antisocial frénétique ; Jean-Paul Sartre, le bénisseur des goulags ; Louis Aragon, le faux hétérosexuel chantre du KGB ; Ezra Pound, le traître à sa patrie mussolinien chinois ; Hemingway, le machiste tueur d’animaux ; William Faulkner, le négrier alcoolique ; Nabokov, l’aristocrate papillonaire pédophile ; Voltaire, le hideux sourire de la raison dénigreur de la Bible et du Coran, totalitaire en puissance ; le marquis de Sade, le nazi primordial ; Dostoïevski, l’épileptique nationaliste ; Flaubert, le vieux garçon haïssant le peuple ; Baudelaire, le syphilitique lesbien ; Marcel Proust, l’inverti juif intégré ; Drieu La Rochelle, le dandy hitlérien ; Morand, l’ambassadeur collabo ; Shakespeare, l’antisémite de Venise ; Balzac, enfin, le réactionnaire fanatique du trône et de l’autel » 5.

Autant dire que si les municipalités souhaitent n’ouvrir leurs portes qu’aux seuls écrivains irréprochables à tous égards, il faudra désormais veiller à leur fournir cette liste. Et à la compléter car elle est loin d’être exhaustive.

Ajoutons pour conclure que pour débattre d’un sujet, il y a intérêt à bien le connaître. Tout indique que cette conseillère municipale en a une connaissance approximative et que, par conséquent, il eût mieux valu qu’elle se tût.

  1. Lettre à Henri Mahé, 10 janvier 1933 in Lettres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 2009.
  2. Le colloque de la SEC s’est tenu du 2 au 4 juillet à la villa « Les Roches brunes » de Dinard. Thème : « Images de la France chez Céline ». En marge du colloque, des textes de Céline, mis en lecture par Mathis Bois, furent proposés par la Compagnie Alaporte.
  3. On lira en pages 4 et 5 la lettre ouverte de cette dame au Maire de Dinard et la réponse de celle-ci.
  4. On aura reconnu Jean-Pierre Martin, ancien militant très actif de la « Gauche prolétarienne » et auteur d’un immortel Contre Céline (José Corti, 1995).
  5. « Céline l’infréquentable », entretien avec Jean-Pierre Martin et Philippe Sollers in Alain Finkielkraut (sous la direction de), Ce que peut la littérature, Gallimard, coll. « Folio », 2008.

Humaniste ?

Il y a trois mois, j’ai assisté à un intéressant dialogue entre François Gibault, biographe de Céline, et le psychanalyste Patrick Declerck ¹. La divergence de vues portait sur l’humanisme de Céline — attesté pour le premier, réfuté par le second.   Coïncidence :  durant ce même mois de mars,  Pierre Lainé  – qui voit, lui aussi, en Céline un humaniste ²  – se voyait contesté par le critique Robert Le Blanc « car un humaniste, ce n’est pas quelqu’un qui fait preuve ici et là de sentiments d’humanité,  de fraternité,  c’est quelqu’un  qui prétend  “croire en l’homme” ³ ».

Céline croyait-il en l’homme ? Lui qui écrivait, dans Voyage au bout de la nuit, que « faire confiance aux hommes c’est déjà se faire tuer un peu » ?   Henri Godard a raison de voir en Mea culpa  « une virulente dénonciation de l’humanisme 4 » à partir de la réalité soviétique. Les propos les plus pessimistes visant l’espèce humaine, c’est bien dans ce libelle qu’on peut les lire. « L’Homme il est humain à peu près autant que la poule vole. » Le paradoxe étant qu’avec tout ce qu’il pense de l’homme, en général, et de ses compatriotes, en particulier, Céline ait tenu à leur sauver la mise par de terribles brûlots ayant essentiellement pour but de prévenir un (nouveau) conflit européen.  Or,  n’est-ce pas lui  qui écrivait : «  Il ne faut  pas,  voyez-vous,  s’occuper de l’Homme,  jamais. Il n’est rien 5. » ? Dans Les Beaux draps, qui constitue, en dépit des circonstances, son livre le plus roboratif, il propose une complète et profonde rééducation de l’homme passant par une conception nouvelle de la famille et de l’école. Alors même qu’étant donné ce qu’il avait écrit auparavant, il eût pu faire sienne cette conviction nietzschéenne selon laquelle la vie est mauvaise et qu’il ne nous appartient pas de la rendre meilleure.

Au moins, à ce moment précis, Céline appelle-t-il de ses vœux une forme d’épanouissement de l’homme basé sur des réformes radicales. Ce souhait fera long feu. Après les épreuves et l’exil, il n’aura de cesse de se présenter en esthète, fuyant les idées comme la peste et récusant, plus que jamais, le souci de s’intéresser à l’homme plutôt qu’à la chose en soi. Mais, s’il apparaît alors nihiliste, il ne le fut pas toujours.

Alors, était-il un humaniste déçu ? Un anti-humaniste ? Sa passion pour le biologique en fait-il même, comme l’affirment certains, un post-humaniste ? 6  Humaniste ou pas, Céline n’a pas fini de susciter la controverse. Dès lors qu’on aborde son cas, il me semble que sa vocation médicale, sa détestation de la guerre, sa passion pour la création (« Je suis du parti de la vie ») mais aussi, il est vrai, sa défiance farouche envers l’Homme sont autant d’éléments à prendre en compte.

 

  1. Soirée littéraire consacrée, le 23 mars au Voyage au bout de la nuit à « Passa Porta » (Maison internationale des littératures, Bruxelles). Cette soirée était animée par Laurent Moosen.
  2. « L’œuvre célinienne est une œuvre humaniste. Parce qu’elle dénonce les misères et les crimes de tous bords, les cruautés et les exploitations, parce qu’elle s’insurge, dénonce et tonitrue pour les malentendants, condamne les résignations, invite à une prise de conscience, ou plutôt impose cette prise de conscience jusqu’à l’angoisse et la nausée. Céline humaniste, oui, profondément humaniste.» (Pierre Lainé, Céline, Pardès, 2005). À noter qu’à Dinard, une conseillère municipale de l’opposition s’opposant à la tenue du prochain colloque de la SEC dans cette ville indique qu’« on cherche vainement des bouffées humanistes [sic] » chez Céline. Nous reviendrons sur cette polémique.
  3. Robert Le Blanc, « Autour de la correspondance », Le Bulletin célinien, n° 317, mars 2010, p. 9.
  4. Henri Godard, « Notice de Guignol’s band » in Romans III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1988.
  5. Lettre à Pierre Boujut, 7 janvier 1936 in Lettres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 2009, p. 476.
  6. Philippe Destruel, « Céline entre Ariel et Caliban. Les pamphlets : de l’humanisme déçu à l’anti-humanisme amer » in Médecine (Actes du quinzième Colloque international Louis-Ferdinand Céline), Société d’études céliniennes, 2005.

George Steiner

C’est le mérite, et même l’honneur, de George Steiner de se déclarer, en dépit de ses origines, admiratif de Céline. Surmontant son aversion pour le pamphlétaire, Steiner lui reconnaît même une force visionnaire lorsqu’il prédit, au début des années trente, que Hitler dominera l’Europe et que, pour l’emporter, il devra envahir l’Ukraine. Et notre critique de commenter : « Quel homme d’État occidental, quel politologue, quel Churchill ou quel Keynes ont fait preuve d’une pareille lucidité ? ». Sur le strict plan littéraire, l’adhésion est franche : la trilogie « s’élève bien haut dans le ciel de la littérature moderne », rivalisant avec Voyage au bout de la nuit « pour la puissance et pour la maîtrise stylistique ». Quant à l’écrivain, il est « d’une stature exceptionnelle, au rôle décisif dans l’histoire du roman moderne » ¹.  Que Steiner élève une condamnation aussi vive que son admiration littéraire pour un écrivain qui eut partie liée avec le Mal n’a rien de surprenant. Mais pourquoi faire de lui un partisan de l’extermination ?   Dès la fin des années soixante,  Steiner affirme que, dans Bagatelles, l’auteur lance « un appel à l’éradication de tous les Juifs d’Europe » ². A-t-on à nouveau affaire au « problème du sens à donner au langage paroxystique célinien » ³ ? Dans ce même article, il affirme que Bagatelles pour un massacre « a été le premier programme public de ce qui allait devenir la Solution finale de Hitler ». Vingt ans plus tard, il récidivait en évoquant un « appel au massacre », laissant accréditer l’idée d’un contresens sur la signification du titre 4.

Il n’est pas question d’édulcorer les propos de Céline. Il ne s’agit pas davantage de nier qu’il souhaitait la victoire des forces de l’Axe ni qu’il était favorable aux mesures de discrimination envers les juifs. En revanche, aucun spécialiste de l’écrivain, même les moins bienveillants à son égard, n’a jamais dépeint Céline en partisan du génocide. À cette époque, l’un des credo de Céline est le suivant : « Aucune haine contre le Juif, simplement la volonté de l’éliminer de la vie française » 5. Certes, pour sa mémoire, il eût mieux valu qu’il ne se commît pas avec certaine tourbe journalistique.  À Lucien Combelle qui le mettait en garde, Céline répondit que la qualité du journal lui indifférait dès lors qu’il le considérait comme une colonne Morris sur laquelle il collait une lettre. La violence verbale de Céline a pu faire croire qu’il appelait de ses vœux une épuration féroce et sanguinaire.  Sa vie ne fut pas exemplaire,  me disait Pol Vandromme. Il ajoutait qu’aucune vie ne l’est, même si quelques-unes sont moins indignes que d’autres. Et Céline ne serait assurément pas Céline sans ses outrances et l’aspect parfois insoutenable de ses écrits de combat. Mais, par simple respect de la vérité, il faut prendre garde à ne pas le confondre avec des nervis de la plume.  « Mon instinct, ajoute Steiner, est que Mort à crédit [sic] et Bagatelles devraient moisir sur les rayonnages des bibliothèques 6. ». Ce qui donne à penser que l’amalgame est, lui aussi, à proscrire.

  1. Citations extraites de son article « Le Grand Macabre » paru le 12 février 2010 dans The Times Literary Supplement . Nous en proposons une traduction dans ce numéro.
  2. George Steiner, Extraterritorialité (Essais sur la littérature et la révolution du langage), Calmann-Lévy, 2002.
  3. La formule est de Philippe Alméras (Sur Céline, Éditions de Paris, 2008).
  4. George Steiner, Lectures (Chroniques du New Yorker), Gallimard, coll. « Arcades», 2010, pp. 247-258.
  5. ***, « Vers le Parti unique ? », Au Pilori, 25 décembre 1941. Repris dans Cahiers Céline 7, 2003, p. 146.
  6. Lectures, op. cit., p. 248. Mais on peut aussi penser que, citant Mort à crédit, Steiner commette un lapsus calami. La phrase suivante étant : « De récentes rééditions me paraissent relever d’une impardonnable exploitation à des fins politiques ou mercantiles. » Et dans Extraterritorialité, op. cit., il estime que « la traduction qu’a donnée Ralph Manheim de Mort à crédit est une œuvre de virtuose qui nous est d’un grand secours. »

Pamphlétaire

Dans une récente chronique, l’avocat Jacques Trémolet de Villers évoque le Céline pamphlétaire : « Quand Céline blague, il le fait dans une outrance verbale, et dans un chant qui, par le style même, détruit ce qui pourrait paraître une horrible et désastreuse théorie : que le monde moderne serait gouverné, de Washington à Moscou et de Londres à Tel-Aviv, par les juifs. Céline se moque de lui-même  et de son propre antisémitisme.  Céline met  en musique,  en peinture et  presque en danse la râlante gauloise et parisienne. Il la transforme en œuvre d’art, comme Goya le faisait de ses monstres. Ce qui lui importe, c’est le petit bijou que, dans ses courts chapitres, sans cesse corrigés et réécrits, il arrive à ciseler. Au bout du travail de l’artiste, la méchanceté s’est envolée. Il faut être niais comme un antiraciste primaire pour prendre au pied de la lettre le propos, qui n’a été prétexte, pour l’artiste, qu’à faire son œuvre d’art ¹. »

Toute la complexité et l’ambivalence des écrits antisémites de Céline affleure dans ces commentaires. Sur le sujet – cette fameuse tradition polémique du « culte de la blague » –, Nicholas Hewitt a donné des commentaires pertinents ². Bien avant Trémolet de Villers, Gide lui-même avait refusé une interprétation littérale du texte pour y déceler un élément ludique et satirique ³. Et l’on sait que certains, à l’instar de Maurice Bardèche, préfèrent qualifier de satires (au moins Bagatelles) ces écrits qui ne répondent pas précisément à la définition donnée par les dictionnaires du terme « pamphlet » 4.

On peut aussi penser qu’en adoptant cette forme, Céline s’est en quelque sorte piégé lui-même, ne parvenant pas toujours à se faire prendre au sérieux ni par ses adversaires, ni par ses thuriféraires. À l’un de ceux-ci, il s’en est expliqué : « J’aurais pu donner dans la science, la biologie où je suis un peu orfèvre. J’aurais pu céder à la tentation d’avoir magistralement raison. Je n’ai pas voulu. J’ai tenu à déconner un  peu pour demeurer sur le plan populaire 5. » Après 1945, cette « déconnade » constituera  un bouclier précieux face aux attaques. Comment prendre en considération et dès lors condamner un antisémitisme qui a les apparences de la rigolade ? De la même façon, certains, figurant dans le même camp, lui témoignèrent une condescendance amusée, jugeant l’énergumène outrancier ou frivole.

Certes, Trémolet n’a pas tort : Bagatelles se veut une œuvre littéraire. Doublement même puisque ce livre déploie un manifeste esthétique. Mais c’est aussi un écrit de combat stigmatisant ce que Céline nomme les « juifs synthétiques », c’est-à-dire les aryens sans culture, aliénés, colonisés. « L’Art n’est que race et patrie », s’écriera-t-il dans Les Beaux draps, appelant alors de ses vœux un sursaut de la part d’un peuple dont il flétrit le manque de réactivité. Vis comica à l’appui, Céline espère conjurer, convaincre et susciter avant d’être repris par un pessimisme foncier.

  1. Jacques Trémolet de Villers, « Le siècle juif ? » [à propos du livre de Yuri Slezkine, Le Siècle juif, La Découverte, 2009], Présent, 10 février 2010.
  2. Nicolas Hewitt, « L’antisémitisme de Céline. Historique et culte de la blague » in Études inter-ethniques, Annales du CESERE (Centre d’Études supérieures et de Recherches sur les Relations ethniques et le Racisme), n° 6, Paris, Université Paris XIII, 1983. Repris dans Le Bulletin célinien, n° 215, décembre 2000, pp. 13-21.
  3. André Gide, « Les Juifs, Céline et Maritain », La Nouvelle revue française, 1er avril 1938.
  4. Ce terme désignant un texte court, ce qui, hormis Mea culpa, n’est pas la caractéristique des écrits en question. (« Bagatelles était une satire, une sorte d’Île des Oiseaux, comme dans Rabelais. », dixit Maurice Bardèche, Louis-Ferdinand Céline, La Table ronde, 1986, p. 180).
  5. Lettre à Henri-Robert Petit datant de 1938 in L’Année Céline 1994, Du Lérot-IMEC Éditions, 1995, p. 76.