Relisant les souvenirs de Lucien Rebatet¹, je tombe sur ce passage où il évoque la conférence qu’il prononça à Berlin, le 20 janvier 1943, sur le thème “La France devant l’Europe”. Lieu : la salle des fêtes du “Foyer des ouvriers français” venus en Allemagne dans le cadre de la Relève¹. Coïncidence : quelques mois auparavant, en mars 1942, Céline l’avait précédé au même endroit. Dans son cas, il s’agissait d’un séjour privé (maquillé en voyage d’étude des réalisations médicales allemandes), destiné à remettre à Karen Marie Jensen la clé de son coffre à Copenhague. Mais les responsables locaux profitèrent de sa présence pour le prier de prononcer une allocution devant ces ouvriers. Aussi est-il intéressant de comparer ce qu’en rapporta le bulletin du Foyer (12 mars 1942)² avec ce qu’en dit Rebatet dans ses mémoires rédigés en prison, et aussi avec ce que relate Céline lui-même dans son mémoire en défense écrit en exil³. Selon Le Pont, l’“hebdomadaire de l’amicale des travailleurs français en Allemagne”, « Céline dressa un très sombre tableau de la situation et ne laissa entrevoir aucune issue. À un tel point, que les visages commençaient à montrer de l’étonnement, pour ne pas dire de l’indignation dans la salle comble. » Cinq ans après les faits, Rebatet se souvenait des propos de Céline tels qu’on les lui avait rapportés : « Quoi ! c’est simple. Tant qu’à faire, si on vous demande à choisir entre la chtouille ou la vérole, vous préférerez la chtouille. C’est du pareil au même : il vaut mieux encore les Fritz que les Popofs. » Et Rebatet de préciser qu’il tint à peu près le même langage que son confrère mais avec moins de verve, ce qui déçut son auditoire. Quant à Céline, il restitua ainsi ces propres paroles : « Ouvriers français. Je vais vous dire une bonne chose (…), les Allemands disent qu’ils vont gagner la guerre, j’en sais rien. Les autres, les Russes, de l’autre côté, ne valent pas mieux. Ils sont peut-être pires. C’est une affaire de choix entre le choléra et la peste ! » Ce qui s’avère certain, c’est que dès le printemps 1942, Céline est réservé quant à l’issue du conflit : « Je pense à une guerre de quinze ans pour le moins, même d’évolution favorable ! ». Pour lui, les victoires éclair d’Hitler appartiennent alors au passé : on a désormais affaire à un combat d’usure entre deux camps, les Aryens et les autres. Est-ce alors ou plus tard qu’il confia à l’un de ses compagnons de voyage : « Ces gens-là sont foutus – ce sont les autres qui gagneront » ? Il observe en tout cas que « les bolchevistes sont beaucoup plus forts qu’on l’imagine. » La chute de Stalingrad confortera ce jugement. Bien plus tard il dira qu’après la défaite des armées allemandes en Russie, il y eut au sein du milieu collaborationniste « des retournements byzantins ». Comme tous les Français de l’époque, il réagit en fonction des évènements. Il lit la presse et se tient au courant de tout, parfois aux meilleures sources. Du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord à celui en Italie, l’actualité militaire ne fera que confirmer le mauvais pressentiment de Céline. Les dés sont jetés et l’exil inévitable.
- Lucien Rebatet, « L’inédit de Clairvaux” in Le dossier Rebatet, Éd. Robert Laffont, coll. “Bouquins”, édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, 2015, p. 776.
- Cet article, signé “Piche”, a été reproduit en juin 2009 dans Le Bulletin célinien. Repris par David Alliot (éd.), D’un Céline l’autre, Éd. Bouquins, 2021, pp. 498-501.
- “Réponse à l’exposé du Parquet de la Cour de justice” in François Gibault, Céline, Éd. Bouquins, 2022, pp. 854-861.