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Vient de paraître

Sommaire : Céline et Brassens, l’impossible filiation ? – Entretien avec Gaël Richard – Céline dans Les Lettres françaises [1951-1953] – Une lettre et une carte postale de Colette Destouches à Henri Mahé.

Un espion soviétique chez Céline

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le petit univers médiatique : pendant trente-cinq ans, Philippe Grumbach (1924-2003), directeur de L’Express, a renseigné les services secrets de l’URSS. Nous devons cette révélation à Vassili Mitrokhine, lieutenant-colonel du KGB, qui fut l’archiviste en chef du service secret soviétique durant une décennie¹. Quel rapport avec Céline ? C’est que ce Grumbach accompagnait Madeleine Chapsal à Meudon lorsqu’elle fit, pour cet hebdomadaire, le fameux entretien à l’occasion de la parution de  D’un château l’autre.  Roger Nimier, qui était à la manœuvre, suggéra l’idée à cette journaliste dont il était proche. Cela ne se fit pas sans mal comme elle s’en souvient : « Hurlement général ! C’était tout de même un journal de gauche, avec pas mal – allons y gaiement ! – de Juifs. Alors l’idée de donner beaucoup de place à Céline les avait beaucoup remués. Surtout Philippe Grumbach, qui était rédacteur en chef, et avait essayé de faire barrage. » Il tint pourtant à l’accompagner, voulant voir « la tête de l’ennemi des Juifs »². Cet entretien parut au printemps 1957 alors que Grumbach travaillait depuis dix ans pour les services secrets soviétiques. Une conférence de rédaction animée avalisa finalement la publication mais il fut décidé que le chapeau journalistique de cet entretien marquerait les distances de l’hebdomadaire avec l’écrivain sulfureux. L’entretien, titré « Voyage au bout de la haine », fut suivi d’une introduction relevant que les réponses de Céline « éclairent crûment les mécanismes mentaux de ceux qui, à son image, ont choisi de mépriser l’homme. » Quelques mois auparavant, l’Armée rouge avait réprimé dans le sang l’insurrection de Budapest, ce qui ne dissuada pas Grumbach de maintenir un contact fréquent (et rémunéré³) avec ses interlocuteurs soviétiques. Après cette invasion, le communiste militant qu’était Roger Vailland prit, lui, ses distances avec le PCF. Tout en collaborant à La Tribune des Nations, hebdomadaire dirigé par André Ulmann, agent d’influence soviétique. Il y défendait les positions diplomatiques de l’URSS dans cette revue qui avait un certain écho car envoyée aux ministères et aux principaux décideurs, ainsi qu’à de nombreuses ambassades. Durant une vingtaine d’années, il reçut plus de trois millions de francs et, en prime, une décoration soviétique. C’est dans cette publication que Vailland signa, un mois avant le procès devant la Cour de justice, son article fielleux,  « Nous n’épargnerions plus L.-F. Céline ». Lorsque Grumbach fut harponné par le KGB, il était proche du PCF alors totalement inféodé à Moscou. Incompatibilité majeure avec Céline qui notait dès 1936 que « les Soviets donnent dans le vice, dans les artifices saladiers (…) :  ils essayent  de farcir l’étron, de le faire passer au caramel. ». Et de conclure : « C’est ça l’infection du système. »

  1. Cf. Étienne Girard, « Le directeur de L’Express était un agent du KGB », L’Express, 15 février 2024. Voir aussi le livre de Vincent Jauvert, À la solde de Moscou (Politiques, journalistes, hauts fonctionnaires… Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l’Est), Le Seuil, 2024.
  2. Propos recueillis par Tristan Savin in Lire, hors-série n° 7 (“Céline, les derniers secrets”), 2008. À la page 278 de L’Année Céline 2022 est reproduite une photo de Madeleine Chapsal, Philippe Grumbach et Céline à Meudon.
  3. À titre d’exemple, entre 1976 et 1978, Grumbach a perçu 399.000 francs, soit l’équivalent de 252.000 € de 2022, en tenant compte de l’inflation, selon les coefficients de l’INSEE. Mitrokhine rapporte que Grumbach “était entré au KGB pour des raisons idéologiques en 1946, puis avait commencé à travailler pour de l’argent quelques années plus tard pour améliorer ses revenus de journaliste et s’acheter un appartement à Paris”.

Vient de paraître

Sommaire : Le modèle de Mme Bérenge : Barbe Domis (1856-1935) – Entretien avec Stéphane Zagdanski – Bagatelles pour un massacre loué par un militant sioniste (1944) – Divorce à Rennes – De Céline à Beethoven – Ramuz et Céline

Céline chez Paul Morand

Passionnant Journal de guerre de Paul Morand, surtout le premier tome où on le voit à Vichy, au cœur du pouvoir. Recruté au printemps 1942 au cabinet de Pierre Laval, il note tout ce qui se dit, notamment lors des déjeuners où il côtoie le président du Conseil revenu aux affaires après avoir connu un purgatoire politique de plus d’un an. Dans ce journal de 2.000 pages (!), il est peu question de Céline. On a confirmation de quelques éléments ; ainsi, c’est bien à la demande de Darlan (ministre de la Guerre) que Les Beaux draps furent interdits par Pucheu (ministre de l’Intérieur) en zone non occupée¹. Autre confirmation : la participation de Céline à un déjeuner chez les Morand, le 22 avril 1943 ², en compagnie de Benoist-Méchin, Louise de Vilmorin et Jünger. C’est lors de ce déjeuner que Céline confie avoir été invité à visiter Katyn, invitation qu’il déclinera.  Propos confirmé par Jünger dans son Journal.  Après la chute de Stalingrad et le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, Céline sait que la partie est perdue : il assure alors à Morand qu’il restera en France avec pour conséquence que « les Soviets le feront tomber dans une fosse Katyn ».  Dans une lettre censurée par Je suis partout, il écrira : « La fosse de Katyn est plus vaste qu’on l’imagine – Je suis porté à croire qu’elle va jusqu’aux Tuileries. » Il sera à nouveau invité le mois suivant (5 mai), cette fois en compagnie de Josée Laval, Heller et Jardin, directeur de cabinet de Laval. C’est l’époque où Céline tient des propos hallucinés. Morand les rapporte dans son journal : « Sa thèse est qu’Hitler est “l’hystérique de service”, manœuvré par les trusts, lesquels sont d’accord avec Londres et Washington, que tout cela c’est faire le jeu des Soviets, que Laval s’en ira, et nous tous avec. »  Alors que Céline vomissait le régime de Vichy et n’avait que sarcasmes à l’égard de Laval,  Morand, légaliste et admiratif, lui resta fidèle jusqu’au bout. « C’était un homme très bon, très juste, détestant la guerre, la ruine, le meurtre, le sang, la violence. », écrit-il à l’automne 1945. On sait que l’approchant à Sigmaringen, Céline révisa son jugement. Morand et Céline avaient, en revanche, les mêmes vues sur ce qu’il aurait fallu faire et surtout ne pas faire. Morand : « Je considère qu’il ne fallait pas déclarer la guerre à l’Allemagne, mais attendre. De mes voyages, j’étais revenu persuadé que, même en cas de victoire, la France sortirait d’une guerre puissance de deuxième ordre et qu’il fallait à tout prix maintenir le plus longtemps possible la fiction France puissance de premier ordre, grâce à la paix. » Comme en écho, Céline dira : « Nous avions le prestige d’avoir gagné 14-18. Il fallait conserver ce prestige à toute force, n’importe comment, ne pas le mettre en péril, ne pas le mettre sur la table. » S’ils se sont l’un et l’autre retrouvés en piètre situation après la défaite, ils gagneront la partie en littérature. La seule qui compte pour des écrivains.

• Paul MORAND, Journal de guerre, I (Londres – Paris – Vichy, 1939-1943) & Journal de guerre, II (Roumanie – France – Suisse, 1943-1945), Gallimard, coll. “Les cahiers de la nrf”), 2 vol. de 1028 et 1042 p. Édition établie, présentée et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon (27 & 35 €)

  1. Les autorités allemandes désapprouvèrent cette interdiction.
  2. Et non le 23 comme indiqué ici et là : dans son journal, Paul Morand relate le déjeuner ce jour mais, dans son agenda, sa femme, Hélène Morand, le note la veille, tout comme Jünger. C’est au cours de ce déjeuner que Céline fait part de ses craintes à son hôte : « J’aimerais pouvoir prendre mes dispositions car je serai dans les cinq ou six premiers. Vous n’êtes que dans la première centaine. »

Vient de paraître

Sommaire : Des lettres retrouvées – Les sœurs Canavaggia et Céline – L’Église vue par Charles Bernard [1933]

Encore Taguieff

Décidément obnubilé par Céline, celui qui éprouvait jadis “une admiration sans bornes” [sic] à son égard y revient dans son dernier livre. Taguieff, traquant la prolifération de la bêtise dans notre société (vaste programme !) lui consacre, en effet, plusieurs pages. Dans une section consacré aux voyageurs désillusionnés en Union soviétique (pp. 219-241), il affirme erronément que les documents sont introuvables sur son séjour en URSS. Il ignore manifestement le rapport de Mikhaïl Apletine découvert il y a une quinzaine d’années par une célinienne russe¹. Là où Taguieff est tendancieux, c’est lorsqu’il affirme qu’avant son séjour Céline ne prend pas position, “soucieux de bénéficier de l’appui des milieux intellectuels de gauche, sensibles à son supposé pacifisme et à son non moins supposé anticolonialisme”. S’il n’a pas exprimé avant 1936 de jugement sur l’URSS, n’est-ce pas plutôt parce qu’il tenait à juger sur pièce ? L’auteur reconnaît qu’il  est de ceux qui ont osé “chercher à voir ce qui se cachait derrière les slogans et les mises en scène pour invités de marque”. Mais pour y parvenir, il fallait bien évidemment se rendre sur place. À son retour le constat fut terrible : « Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. Il faut voir pour croire. Une horreur. Sale, pauvrehideux. Une prison de larves.  Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. »  Suivra Mea culpa qui ne fera pas davantage dans la dentelle. Au moins Taguieff admet-il que Céline s’est montré “lucide” face au communisme. L’autre passage du livre relatif à Céline concerne son jugement dépréciatif sur Proust (pp. 64-68). Le but étant naturellement de montrer “sa profonde bêtise”. L’honnêteté eût consisté à montrer que son appréciation à l’égard du glorieux aîné connut une évolution certaine. Au point d’énoncer, un an avant sa mort, un avis aussi définitif que celui-ci : « Proust est un grand écrivain, c’est le dernier, c’est le grand écrivain de notre génération ». Pour avoir une idée exhaustive de cette évolution, je vous recommande la notice relative à Proust dans un dictionnaire que tout célinien devrait avoir dans sa bibliothèque². Quant aux essais dans lesquels il est question des liens entre ces deux géants, ils sont légion. Coïncidence : les deux plus notables sont parus la même année³. Au risque de choquer, oserais-je écrire que, même dans le dénigrement radical, Céline fait preuve de perspicacité ? Ainsi lorsqu’il utilise la métaphore de la chenille pour définir le style proustien : « Cela passe, revient, retourne, repart, [n’oublie rien, add.] incohérent en apparence (…) La chenille laisse derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, [impeccable add.], capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. » Ainsi décrit-il cette obsession parfois oppressante qui tend à vouloir tout exprimer à propos d’un fait ou d’un sentiment. Et, pour cela, passe et repasse indéfiniment sur la même observation ou la même sensation.

• Pierre-André TAGUIEFF, Le Nouvel Âge de la bêtise, Éditions de l’Observatoire, 2023 (23 €).

  1. Olga Chtcherbakova, “Quelques précisions sur le séjour de Céline à Leningrad en 1936” in Céline et la guerre, Actes du Seizième colloque international Louis-Ferdinand Céline, Société d’études céliniennes, 2007, pp. 84-88.
  2. Laurent Simon & Jean-Paul Louis, La Bibliothèque de Louis-Ferdinand Céline (Dictionnaire des écrivains et des œuvres cités par Céline dans ses écrits et ses entretiens), Du Lérot, vol. 2, 2020, pp. 198-199.
  3. Jean-Louis Cornille, La haine des lettres. Céline et Proust, Arles, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 1996 ; Pascal A. Ifri, Céline et Proust. Correspondances proustiennes dans l’œuvre de L.-F. Céline, Birmingham [Alabama], Summa Publications, 1996.