Sommaire : In memoriam Michel Ragon – Jean Hérold-Paquis et Céline – Théâtre : Céline mal tempéré ? – George Steiner – Henri Soutif ou le double jeu d’un témoin à charge – Louise Staman nous a quittés.
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Semmelweis
On n’a jamais autant parlé de Semmelweis que depuis l’apparition de cette pandémie de coronavirus détectée originellement dans la ville de Wuhan, en Chine. Logique puisque la pratique d’hygiène consistant à se laver les mains était déjà celle préconisée au XIXe siècle par Philippe-Ignace Semmelweis afin de prévenir la fièvre puerpérale. Ce qui est nouveau, c’est que, dans la foulée, la presse signale avec une belle unanimité la fameuse thèse de médecine soutenue en 1924. Exemple parmi d’autres : Le Figaro consacre une page entière au « martyr du lavage des mains ». Et cite cette appréciation élogieuse d’un scientifique sur la thèse : « C’est assez romancé mais génial ». Dixit le microbiologiste Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le journal va plus loin en se demandant si les phobies du Céline raciste et antisémite se laissent pressentir dans l’obsession hygiéniste qui s’exprime dans cette thèse. Pierre-André Taguieff ² lève le doute : « Cet imaginaire hygiéniste s’inscrit dans une vision du monde où il s’entrecroise avec le racisme biologique, l’eugénisme et le darwinisme social. » Signe des temps : il ne vient pas à l’idée du critique littéraire du Figaro d’interroger Henri Godard qui, dans sa biographie, consacre plusieurs pages éclairantes au sujet. Ni race ni eugénisme n’y sont évoqués. Taguieff, lui, fait le lien entre cette thèse de médecine et les pamphlets écrits douze ans plus tard. Il s’agit, en réalité, d’une pensée en évolution : s’il a alors des intuitions, le doctorant n’a pas encore les convictions qu’il acquerra à la Société des Nations. Céline sera paradoxalement contre la division du monde en nations car elles engendrent nécessairement, selon lui, des conflits (nationaux). Le remède : organiser les peuples sur une base ethnique. Laquelle préviendrait précisément les guerres européennes fratricides.
Nous voilà loin de Semmelweis et de son combat pour l’asepsie… Si l’on revient au strict aspect littéraire, cette thèse de médecine est déjà un peu “célinienne” dans la mesure où l’imaginaire fiévreux de l’auteur s’y débonde mais son style épique n’a guère de rapports avec celui du futur Céline. Ce que Godard résume en une phrase définitive : « Semmelweis est déjà de la littérature, ce n’est pas encore du Céline ». Toujours est-il que nombreux sont les célinistes à avoir étudié ce corpus. Démarche d’autant plus légitime que l’auteur le reprit en 1936 sous son nom d’écrivain. C’est l’occasion de saluer au passage Francis Marmande qui se fera plus tard connaître comme critique littéraire et grand spécialiste du jazz. En 1967, il signa un mémoire universitaire, « L’apprentissage du style dans Semmelweis » (Paris-Sorbonne). Travail suivi, bien ultérieurement, par d’autres études dues à une pléiade de célinistes ³. Tous s’accordent à dire que, féru d’hygiénisme, Céline ne pouvait que s’identifier à Semmelweis.
- Sébastien Lapaque, « Ignace Philippe Semmelweis, martyr du lavage des mains », Le Figaro, 10 mars 2020, p. 15.
- Signalons que, dans un fort volume de mélanges offerts à Pierre-André Taguieff, La modernité disputée (CNRS Éd., 2020, 784 p., 29 €), figurent trois textes sur Céline : « Sur une formule : “Céline, génie et salaud » (Annick Duraffour), « Que signifie republier les pamphlets de Céline en 2018 ? » (Philippe Roussin) et « Généalogie de l’extrémisme célinien » (Odile Roynette).
- Citons les dans l’ordre alphabétique sans avoir la prétention d’être exhaustif : Denise Aebersold, Johanne Bénard, Guido Ceronetti (†), Alessandra Colla, Michel Deveaux, Sabine Fanchon, Marie Hartmann, Fumitoshi Hayakawa, Tomohiro Hikoé, Pascal Ifri, Judit Karafiáth, Charles Krance, Francis Marmande, Vera Maurice (†), Mary Rose Mills, Pierre-Marie Miroux, Philippe Scheidecker.
Vient de paraître
Sommaire : Hommage à Robert Massin – Quand l’achat d’exemplaires de Voyage suscitait un vif émoi – Élisabeth Porquerol (1905-2008) – Alphonse Boudard a son biographe – Céline, Copenhague / Ce soir, Paris. Janvier-juin 1947 – Un témoignage inédit sur Thorvald Mikkelsen.
Henri Godard
Il y a quatre ans, face à Marc-Édouard Nabe ¹ (qui le filma à son insu), Henri Godard fut catégorique : « Pour moi, maintenant, Céline, c’est fini. (…) J’ai mis un point final. » Et il est vrai qu’il le délaissa alors pour un volume de la Pléiade sur Malraux, puis pour un essai consacré à l’écrivain italien Erri De Luca. C’est d’ailleurs la première fois que Henri Godard travaillait sur une œuvre non écrite en français.Personne n’ignore la dette que les céliniens ont contractée envers lui. De manière souveraine il a montré, d’une part, que l’œuvre est l’une des très rares à être à la hauteur de l’histoire du XXe siècle, et, d’autre part, que son auteur est l’un des tout grands créateurs de son temps. La coïncidence veut que Godard ait décroché son diplôme universitaire l’année même où parut D’un château l’autre lu avec ferveur. Lecture fondatrice jalonnée bien plus tard d’étapes décisives : l’édition de la trilogie allemande dans la Pléiade (1974, édition suivie de quatre autres volumes) ; la création, avec J.-P. Dauphin (†), des Cahiers Céline, puis, avec une poignée de célinistes historiques, de la Société d’Études céliniennes (1976) ; la soutenance de sa thèse de doctorat Poétique de Céline (1984) ; la fondation, avec Jean-Paul Louis, de la revue L’Année Céline (1990) ; la publication de Céline scandale sur l’épineuse question des “pamphlets” (1994) ; sa biographie parue l’année du cinquantenaire de la mort (2011) ; et enfin son livre-bilan sur le sujet, À travers Céline, la littérature (2014). En avait-il dès lors définitivement fini avec lui ? Pas vraiment puisque viennent de paraître deux ouvrages largement consacrés à Céline mais qui, pour la plus grande part, sont composés de textes parus antérieurement ici et là. On y a la confirmation que la pierre d’achoppement pour cet humaniste intransigeant demeure les écrits controversés (ô euphémisme !) de Céline. Comment ne pas comparer ce qu’il en dit avec la réaction de mon compatriote Charles Plisnier qui, en 1938, considérait Bagatelles comme un livre à la fois « génial et malfaisant » ? Sur le strict plan littéraire, Godard estime que « ces textes représentent globalement, d’un point de vue stylistique, une régression, même si on y retrouve verve et invention lexicale » et qu’on « est tellement heurté par la violence des attaques que beaucoup ne se rendent même pas compte que littérairement ces textes sont ennuyeux ». Le chrétien (de gauche) qu’est Plisnier note qu’il n’y a en effet « rien de plus lassant que la violence verbale, l’imagination satirique, l’injure et l’invective. Et c’est un fait qu’un pamphlet trop long ne se lit pas jusqu’au bout et perd son efficace. » Mais il ajoute : « Que celui-ci, avec ses trois cent soixante-quinze pages massives, se fasse lire, témoigne d’une puissance créatrice exceptionnelle, d’un souffle prodigieux. » On voit ce qui sépare les deux lettrés sur ce point. Il apparaît évident que l’écrivain de combat que fut Céline ne peut emporter l’adhésion littéraire de Godard même s’il sauve, comme d’autres céliniens, quelques “belles pages” de ce corpus. Ainsi citent-ils invariablement la superbe description de Leningrad dans Bagatelles ou l’épilogue lyrique des Beaux draps. Or le génie célinien est aussi, qu’on l’admette ou non, celui de la polémique. Avec ses outrances et ses dérives irrémissibles.
• Henri GODARD : Céline et Cie (Essai sur le roman français de l’entre-deux-guerres), Gallimard, 2020, 267 p. & Une critique de la création et autres essais, Du Lérot, 2020, 131 p.
- Nabe n’en est pas à une contradiction près : dans cette vidéo, il presse instamment Henri Godard de réaliser une édition critique des “pamphlets” alors qu’ailleurs il n’exprime pas une grande révérence à son égard.
Vient de paraître
Opprobres
Le savez-vous ? Il existe une « rue Staline » dans l’Aisne et plusieurs « rues Lénine » un peu partout en France. Quant aux « rues Louis Aragon », qui chantait dans les années trente “ le Guépéou nécessaire de France ”, elles sont légion. Mais ce n’est assurément pas demain la veille qu’il y aura une rue Céline…
En octobre dernier, le maire de Camaret-sur-Mer (Finistère) eut l’idée de dénommer un modeste chemin communal « rue Louis-Ferdinand Céline ». L’adjoint au maire a aussitôt annoncé qu’il voterait contre cette proposition. Le maire s’est incliné et une autre dénomination a été choisie. Coïncidence : c’est à Camaret que se trouvait jusqu’il y a peu une plaque apposée sur une maison où se rendait fréquemment Céline avant l’exil. Elle appartenait à la mère de l’épouse de Henri Mahé. C’est à la demande du peintre que la décision d’apposer cette plaque fut votée en 1968 par la municipalité (de gauche). Afin de ne pas être importunés (?) par des céliniens, les nouveaux propriétaires ont décidé de l’enlever. De telle sorte qu’à notre connaissance il n’existe en France aucune rue ni plaque rappelant le souvenir de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Exception faite naturellement de routes ou chemins privés. Ce qui s’est passé à Camaret rappelle les remous suscités il y a trente ans par l’initiative du conseil municipal de Montpon-Ménestrol (Dordogne) qui avait également pris la décision de donner le nom de Céline à une rue de la commune. Là, ce sont les protestations d’un comité d’anciens combattants qui firent capoter le projet. En 1985, la Préfecture de Paris retira sans aucune explication l’autorisation qu’elle m’avait accordée pour l’apposition d’une plaque commémorative rue Girardon. Rebelote sept ans plus tard lors d’une nouvelle tentative, cette fois en collaboration avec l’association « La Mémoire des lieux » dirigée par Roger Gouze, beau-frère du Président de la République d’alors. En raison de pressions diverses, cette association me communiqua de manière lapidaire que l’apposition de la plaque était remise sine die. La tentative de faire apposer une plaque sur le domicile qu’occupa, au mitan des années vingt, le docteur Louis Destouches à Champel dans la banlieue de Genève se heurta cette fois au refus du propriétaire suite aux échos parus dans la presse. Au début des années 90, la décision de classer la maison de Meudon comme « lieu de mémoire » fut prise par le ministre de la Culture avec l’appui de plusieurs écrivains dont Sollers, Rinaldi et Gracq. Suite aux protestations du CRIF, ce fut, cette fois, le préfet de la région d’Île-de-France qui décida de ne pas donner son aval au projet. Plus récemment, un autre Ministre de la Culture décida, suite aux protestations d’une association analogue, de retirer Céline des « Célébrations nationales ». Il y avait été inscrit pour le 50e anniversaire de sa mort. Heureusement le ridicule ne tue pas : à la même époque, le maire de Strasbourg décida, suite aux protestations d’un administré, de retirer une citation de Céline (extraite de Rigodon) qui avait été apposée sur la porte des toilettes de la nouvelle médiathèque. Il existe paradoxalement des céliniens qui se réjouissent de cette série de rebuffades, estimant que cela montre à l’envi que Céline est un écrivain vivant. Quant à la villa « Maïtou », on sait qu’avant d’être vendue à terme (à l’un des voisins) avec droit d’usage d’habitation (pour Lucette), le Ministère de la Culture, pressenti, fit savoir qu’il ne souhaitait pas l’acquérir. La “Direction des Patrimoines” renchérit en soulignant que « Céline n’y a vécu qu’une dizaine d’années ». Stéphane Bern, chargé de mission dans ce domaine, estime, lui, qu’il faut éviter que cette maison devienne « un lieu de pèlerinage ». Et c’est ainsi que rien ne se fera…