Décidément obnubilé par Céline, celui qui éprouvait jadis “une admiration sans bornes” [sic] à son égard y revient dans son dernier livre. Taguieff, traquant la prolifération de la bêtise dans notre société (vaste programme !) lui consacre, en effet, plusieurs pages. Dans une section consacré aux voyageurs désillusionnés en Union soviétique (pp. 219-241), il affirme erronément que les documents sont introuvables sur son séjour en URSS. Il ignore manifestement le rapport de Mikhaïl Apletine découvert il y a une quinzaine d’années par une célinienne russe¹. Là où Taguieff est tendancieux, c’est lorsqu’il affirme qu’avant son séjour Céline ne prend pas position, “soucieux de bénéficier de l’appui des milieux intellectuels de gauche, sensibles à son supposé pacifisme et à son non moins supposé anticolonialisme”. S’il n’a pas exprimé avant 1936 de jugement sur l’URSS, n’est-ce pas plutôt parce qu’il tenait à juger sur pièce ? L’auteur reconnaît qu’il est de ceux qui ont osé “chercher à voir ce qui se cachait derrière les slogans et les mises en scène pour invités de marque”. Mais pour y parvenir, il fallait bien évidemment se rendre sur place. À son retour le constat fut terrible : « Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. Il faut voir pour croire. Une horreur. Sale, pauvre – hideux. Une prison de larves. Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. » Suivra Mea culpa qui ne fera pas davantage dans la dentelle. Au moins Taguieff admet-il que Céline s’est montré “lucide” face au communisme. L’autre passage du livre relatif à Céline concerne son jugement dépréciatif sur Proust (pp. 64-68). Le but étant naturellement de montrer “sa profonde bêtise”. L’honnêteté eût consisté à montrer que son appréciation à l’égard du glorieux aîné connut une évolution certaine. Au point d’énoncer, un an avant sa mort, un avis aussi définitif que celui-ci : « Proust est un grand écrivain, c’est le dernier, c’est le grand écrivain de notre génération ». Pour avoir une idée exhaustive de cette évolution, je vous recommande la notice relative à Proust dans un dictionnaire que tout célinien devrait avoir dans sa bibliothèque². Quant aux essais dans lesquels il est question des liens entre ces deux géants, ils sont légion. Coïncidence : les deux plus notables sont parus la même année³. Au risque de choquer, oserais-je écrire que, même dans le dénigrement radical, Céline fait preuve de perspicacité ? Ainsi lorsqu’il utilise la métaphore de la chenille pour définir le style proustien : « Cela passe, revient, retourne, repart, [n’oublie rien, add.] incohérent en apparence (…) La chenille laisse derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, [impeccable add.], capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. » Ainsi décrit-il cette obsession parfois oppressante qui tend à vouloir tout exprimer à propos d’un fait ou d’un sentiment. Et, pour cela, passe et repasse indéfiniment sur la même observation ou la même sensation.
• Pierre-André TAGUIEFF, Le Nouvel Âge de la bêtise, Éditions de l’Observatoire, 2023 (23 €).
- Olga Chtcherbakova, “Quelques précisions sur le séjour de Céline à Leningrad en 1936” in Céline et la guerre, Actes du Seizième colloque international Louis-Ferdinand Céline, Société d’études céliniennes, 2007, pp. 84-88.
- Laurent Simon & Jean-Paul Louis, La Bibliothèque de Louis-Ferdinand Céline (Dictionnaire des écrivains et des œuvres cités par Céline dans ses écrits et ses entretiens), Du Lérot, vol. 2, 2020, pp. 198-199.
- Jean-Louis Cornille, La haine des lettres. Céline et Proust, Arles, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 1996 ; Pascal A. Ifri, Céline et Proust. Correspondances proustiennes dans l’œuvre de L.-F. Céline, Birmingham [Alabama], Summa Publications, 1996.