La plupart des célinistes ne s’intéressent guère à l’idéologie de leur écrivain de prédilection, préférant des terrains moins minés, qu’ils soient thématiques ou stylistiques. On sait que l’université américaine causa quelques soucis à Philippe Alméras, le suspectant d’empathie pour les idées de Céline. Tant et si bien qu’il dut signer une attestation selon laquelle il n’avait jamais été, n’était pas et ne serait jamais antisémite (!). En France, les céliniens lui reprochèrent, au contraire, de s’ériger en procureur de Céline et d’avoir de lui une vision réductrice. Il est vrai que certaines formules à l’emporte-pièce, du genre « Seuls l’intéressaient chez l’individu, ses gènes et ses cellules » prêtaient le flanc à la critique. De son côté, Céline, à la fin de sa vie, dissuadait les curieux en récusant les « idées » en bloc et en se présentant comme un styliste pur jus. C’était tenter de faire oublier l’écrivain de combat qu’il avait été. Aujourd’hui certains de ses admirateurs ne résistent pas à la tentation de plaider sa cause en conformité avec le sens de l’histoire, escamotant ou minimisant, sa préoccupation de la race blanche qui se manifesta pourtant jusqu’à la fin. D’autres pensent, au contraire, que, malgré ses dérives coupables, la force de l’œuvre réside aussi dans son aspect prophétique et que cela doit être mis à son actif ¹. Alméras, lui, se place sur un autre plan, comparant sa démarche à celle d’un praticien examinant une tumeur. Et d’ironiser à propos des confrères uniquement centrés sur le style. C’est comme, écrit-il, analyser le fonctionnement d’une voiture sans s’occuper du moteur. L’image est transparente : le racisme (et par extension l’antisémitisme) serait le moteur de l’écrivain Céline. On voit que, d’un exégète à l’autre, la lecture peut être radicalement différente, passant d’un désintérêt total à une fascination exclusive pour cette part sulfureuse de l’œuvre… Alors qu’il y a plus de trente ans Alméras n’obtenait pas l’autorisation de soutenir sa thèse sur le sujet, il se résolut à publier par fragments le résultat de ses recherches dans différentes publications. Ce sont essentiellement ces textes qui figurent dans un recueil intitulé sobrement Sur Céline. Le corpus va des articles parus en 1972-74 dans des revues universitaires américaines, à sa contribution au premier colloque de la SEC (1975), aux textes écrits pour les séries céliniennes de J.-P. Dauphin (1974-79) jusqu’à cet article, paru dans un hebdomadaire français à grand tirage, pour le centenaire de la naissance de l’écrivain. Tout ce qu’Alméras croit savoir du cas Céline est ici condensé et expliqué de manière claire et parfois abrupte. Osons un résumé synthétique : il n’y a jamais eu de revirement idéologique de l’écrivain, Voyage au bout de la nuit n’est pas le grand roman de gauche que l’on a cru, la correspondance à Élie Faure montrant à l’envi que Céline est alors bien éloigné des écrivains révolutionnaires auxquels ce confrère médecin tenta de le rallier. D’autre part, l’antisémitisme célinien, présent dans le troisième acte de L’Église, atteste bien que, s’il s’est radicalisé, il existait avant Voyage et y affleurait même avec la fameuse phrase sur la musique (jazz) « négro-judéo-saxonne ». Et de relier ce détail à la croisade antisémite de Ford dans l’Amérique des années vingt que Céline ne méconnut pas. Bien entendu, on peut contester cette vision globalisante d’un homme qui fut avant tout un artiste et non un idéologue. Mais force est de reconnaître qu’au cours de toutes ces années, Alméras a apporté des éléments à un débat qui se mua vite en controverse.
- Ainsi, le Bureau américain du recensement annonce que la population blanche ne sera plus majoritaire aux États-Unis à partir de 2042. (Faits & Documents, n° 260, 1er-15 septembre 2008, p. 8).
- Philippe Alméras, Sur Céline, Éditions de Paris, 2008, 254 pages (24 €).