La République des censeurs

Sous le titre La République des censeurs, Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l’Université de Louvain,  publie un essai sur ce qui entrave la liberté d’expression en France. Pourfendeur d’un système judiciaire dévoyé par des lois liberticides, ce scientifique plaide pour une société où les notions de tolérance, de pluralisme et de liberté d’expression seraient admises par tous. « Tout le monde défend la liberté d’expression pour son camp. Mais le test de la sincérité, c’est quand on défend la liberté pour les opinions avec lesquelles on n’est pas d’accord. Le plus comique c’est qu’en France, on vous suspectera de partager les opinions dont vous défendez la libre expression ¹ », observe-t-il avec acuité. Ainsi de certains céliniens qui n’ont pas tous la même conception de cette liberté. Philippe Alméras, qui fut le premier président de la Société d’études céliniennes, rappelle volontiers que son successeur, prestigieux prix Nobel de médecine, se disait volontiers « libertaire ». Or, lors de la première assemblée générale qu’il présida, son premier souci fut d’exclure un membre aux conceptions historiques ouvertement révisionnistes. Alméras s’y opposa avec fermeté : « …Tant qu’il n’utilisait pas l’organisation pour faire avancer sa thèse, il n’y avait rien à lui reprocher, et donc aucun motif pour l’expulser. Si sa radiation était votée,  je démissionnais ². » À sa suite, François Gibault, libéral patenté, s’y opposa également. Défendre la liberté d’exprimer des vues controversées, voire scandaleuses, ne signifiant pas pour autant, rappelons-le, qu’on les fasse siennes. Lors du colloque Céline, réprouvé et classique, qui se tint à Beaubourg en 2011, le public fut autorisé à prendre la parole. L’historien contesté se vit brutalement retirer la parole alors qu’il se proposait d’expliquer le sens du titre d’un des pamphlets. Le censeur était, cette fois, un célinien qui se défend d’être un militant mais qui agit comme tel. Il a confié que, dans sa jeunesse, il « aurai[t]  aimé  être  un  révolutionnaire mao ³ » [sic].  S’il a abandonné  ce rêve, il en a manifestement gardé certains réflexes totalitaires.

On peut déplorer qu’aujourd’hui le libéralisme évoqué plus haut ne soit pas communément partagé si l’on en juge par  les  récentes  velléités de  certains au sein de l’association célinienne. N’ont-ils pas benoîtement envisagé, lors de la dernière assemblée générale, d’exclure un adhérent coupable d’avoir trop vivement ferraillé dans la presse avec l’un  de ses pairs 4 ?  Paradoxe : les ciseaux d’Anastasie font rêver ceux-là même qui réprouvent avec force les idées non démocratiques de Céline. En 2004 un contributeur au XVème colloque de la SEC se permit d’évoquer les bombardements alliés sur les populations civiles en Allemagne à la fin de la guerre. Mal lui en prit : une minorité agissante exigea qu’il revoie sa copie 5.  Devant son refus, c’est toute sa communication qui fut caviardée et donc  absente des actes du colloque. Nos censeurs, qui professent par ailleurs des opinions progressistes, pourraient s’inspirer de  la gauche américaine délibérément hostile aux lois liberticides sachant que celles-ci pourraient être utilisées contre elle.

  • Jean BRICMONT. La République des censeurs, L’Herne, coll. « Cave canem », 2014 (15 €).

 

  1. Noam Chomsky, fondateur de la linguistique générative, va encore plus loin : « Si vous ne défendez pas la liberté d’expression pour les gens que vous méprisez, vous ne la défendez pas du tout.»
  2. Philippe Alméras, Voyager avec Céline, Dualpha, coll. « Politiquement incorrect », 2003.
  3. Propos recueillis par David Caviglioli, « Rencontre avec Yves Pagès », Le Nouvel Observateur, 7 mars 2013.
  4. Le président de la SEC dut rappeler que les statuts de la SEC ne prévoient aucune procédure d’exclusion.
  5. Procès-verbal du conseil d’administration de la Société d’études céliniennes. Réunion du 23 novembre 2004.