Dans un livre de souvenirs, Francis Lacassin, ce bénédictin de l’édition, évoque Léo Malet qu’il a bien connu et contribué à faire connaître auprès d’une nouvelle génération de lecteurs : « Il avait horreur des m’as-tu-vu qui, sous prétexte de jouer les affranchis, remplissent leur conversation de cochonneries. Je me souviens d’un déjeuner d’un jury où sévissait ainsi un de ces babas cool post-soixante-huitards. Malet, toujours disert et parfois éblouissant en société, ne dit pas un mot de tout le repas. Enfin, ne pouvant plus garder son agacement pour lui, il se pencha vers moi : “Dire qu’il nous fait ce numéro parce qu’il croit qu’en étant plus grossier que Céline il aura plus de talent que lui. Chier, c’est à la portée de n’importe qui ; chier comme Céline, non. Celui-là peut se reculotter !” » ¹ . Dans l’ouverture de Guignol’s band, l’auteur réplique à ses détracteurs : « Chie pas juste qui veut ! Ça serait trop commode ! ». Léo Malet avait bien lu Céline.
En ce qui concerne la réception critique de l’écrivain, il y a assurément encore des découvertes à faire. Ainsi, on me signale un article paru en janvier 1933 dans la presse belge. Titre : « Un chef-d’œuvre anarchiste ». Auteur : Noël d’Auclin. En voici l’ouverture : « Un livre effroyable, où les vices les plus monstrueux sont disséqués avec un cynisme souriant, un tableau, dégoulinant de pus, de la misère matérielle et morale de millions de gueux à la dérive, un acte d’accusation de notre siècle, aussi implacable que pathétique, un style charnu et royal, un humour atroce et désarmant, voilà le Voyage au bout de la nuit du Docteur Céline. Le bouquin est plus gros qu’une brique : 25.000 lignes. Il coûte 36 francs belges. Et pourtant on le lit partout, bien que Céline se soit fait chaparder le prix Goncourt. C’est que ce Voyage au bout de la nuit est une œuvre fantastique, qui vous remue des pieds à la tête, vous indigne, vous dégoûte, vous émeut, fait gronder en vous de vastes colères. »
Découverte assez banale, me direz-vous. Certes. Sauf si l’on sait que « Noël d’Auclin » était l’un des pseudonymes de… Léon Degrelle, le leader rexiste ² .
Les Presses Universitaires de Vincennes m’envoient un recueil de textes sur le thème du scandale ³ . Au sommaire figure une contribution d’Alain Schaffner qui passe en revue quelques personnages scandaleux dans l’œuvre célinienne : « Le scandale chez Céline se manifeste par une sorte de jubilation du désordre, favorisée par l’état de délire du personnage. En ce moment privilégié, l’excès et l’hyperbole font exploser les contraintes habituelles du roman réaliste. Chez Céline comme chez Marcel Aymé, le scandale apporte toutefois indéniablement un éclairage nouveau sur les conditions de notre vie quotidienne – qui maquille des enjeux vitaux sous des attitudes et des discours mensongers. » Et de conclure : « Céline se révèle ainsi, dès le Voyage, héritier des philosophes généalogistes, de Schopenhauer à “l’énorme école freudienne” ». Comme on sait, cette expression est de Céline lui-même dans une lettre fameuse au critique Albert Thibaudet.
- Francis Lacassin, Mémoires. Sur les chemins qui marchent, Éd. du Rocher, 2006, 362 p.
- Noël d’Auclin, « Un chef-d’œuvre anarchiste », Rex, 1er janvier 1933, pp. [1] et 4.
- Alain Schaffner, « Silhouettes du scandale : de Marcel Aymé à Céline » in Marie Dollé [éd.], Quel scandale !, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Culture et société », 2006, pp. [29]-43.