Soyons objectifs : pour quelqu’un comme André Rossel-Kirschen (né en 1926), cela doit être terrible d’assister, impuissant, à la gloire posthume de Céline. Originaire de Roumanie et neveu du producteur de cinéma Bernard Natan (auquel il a consacré un livre), il est entré, adolescent, dans la Résistance. Il était alors membre des Jeunesses communistes et faisait partie d’un groupe responsable de sabotages, d’attentats à l’explosif et de tentatives d’assassinats. Comme il avait moins de seize ans lorsqu’il fut arrêté, il ne fut pas condamné à la peine capitale. Il se vit infliger une peine de dix ans de réclusion et fut déporté dans une prison en Allemagne. Mais son frère et son père seront, eux, fusillés au Mont-Valérien en tant que parents d’un « terroriste ».
Comment après toutes ces épreuves lui demander d’être impartial ? C’est sans doute impossible. Et c’est dans le dernier chapitre de son livre, qu’on trouve, me semble-t-il, la vraie raison de sa démarche. Assurément, cela ne doit pas être plaisant pour lui de passer en revue tous les signes tangibles qui attestent de la réussite d’un écrivain considéré sans doute encore aujourd’hui comme un adversaire, voire un ennemi. Le constat détaillé que l’auteur s’inflige, pages 197-198, doit être singulièrement pénible : « [La Pléiade] a déjà édité quatre volumes des ses œuvres et un cinquième est en préparation. Tous ses ouvrages sont constamment réédités en format poche, les rendant accessibles aux jeunes. Deux éditeurs différents ont publié ses “œuvres complètes”. Régulièrement des livres importants s’efforcent de cerner mieux son œuvre et son destin maudit, des interviews de ceux qui ont eu le bonheur de rencontrer le génie sont publiées et des numéros spéciaux de magazines littéraires lui sont consacrés. Un Bulletin célinien et un site Internet informent les fidèles des moindres manifestations à sa gloire. Certains de ses textes sont adaptés en bandes dessinées (sic) et des acteurs connus lisent ses œuvres qui se prêtent bien, reconnaissons-le, à la sonorité du théâtre. » Nul doute que pour beaucoup cette reconnaissance est ressentie comme une offense personnelle.
Céline grand écrivain ? Cela devient difficile à contester dès lors qu’il est universellement reconnu comme tel. Il s’agira alors, en guise de compensation, de le montrer sous le jour le plus sordide et, renouant avec une antique accusation sartrienne, d’essayer de démontrer que la seule motivation de Céline fut… l’argent. C’est d’une bêtise affligeante, et on ne se donnera pas la peine de réfuter cette prétendue trouvaille. Il ne s’agit pas ici de défendre Céline mais d’avoir une juste perception de ce qu’il fut. Car enfin croit-on qu’un auteur, obsédé par l’argent, aurait attendu plus de trois ans pour sortir son deuxième roman après le fabuleux succès du premier ? Et si Céline avait eu l’argent comme principale préoccupation, pourquoi a-t-il toujours refusé de se faire payer les lettres-articles que de nombreux journaux lui demandaient ? Comment expliquer enfin qu’il ait toujours décliné les aides pécuniaires qu’on lui proposait lorsqu’il était exilé au Danemark (« Je suis touché mais je ne touche pas ») ?
En réalité, si « l’argent a joué un rôle important dans sa vie, Céline n’est pas cupide » ¹. Dixit Philippe Alméras qu’on ne peut suspecter d’indulgence coupable envers l’écrivain. Louis Destouches faisait, en revanche, partie de cette génération et de ce milieu qui connaissaient « la peur de manquer », et ceci explique beaucoup de choses. Mais surtout, il tenait à son indépendance et à sa liberté que lui garantissait le succès littéraire.
Cette accusation qui tourne à l’obsession nous en apprend sans doute plus sur l’auteur que sur Céline lui-même. C’est aussi ce que pense Pierre Assouline après la lecture du livre : « On en ressort convaincu que M. André Rossel-Kirschen est un homme obsédé par l’argent. Ça ne valait pas 12 euros TTC et trois heures et demie de vie » ². Que dire de plus ?
- André Rossel-Kirschen, Céline et le grand mensonge, Ed. Mille et une nuits.
- Philippe Alméras, Dictionnaire Céline, Éd. Plon.
- « Le blog de Pierre Assouline » (http://www.passouline.blog.lemonde.fr). Pierre Assouline n’est pas le seul à avoir commenté défavorablement cet ouvrage. Avec sa verve et sa férocité coutumières, Nicole Debrie n’a pas manqué de réagir : « Sans doute, si Céline était vivant, M. Rossel-Kirschen rejoindrait Sartre dans le bocal où Céline l’avait plongé, le taenia ayant prétendu que Céline était payé pour ce qu’il écrivait… Car, M. Rossel-Kirschen se trouve exactement dans la même situation que l’infortuné taenia. « Dans mon cul où il se trouve, on ne peut pas lui reprocher de ne pas y voir clair… » (À l’Agité du bocal). Ainsi, prenant rang dans la file coco qui sévit depuis 1937 jusqu’à nos jours (Aragon, Etcheverry, Lecache, Lucien Sampaix et d’autres moins connus), M. Rossel-Kirschen est de service. Il ose écrire que le seul souci du docteur Destouches était le pognon ! Quand on sait qu’il était le seul médecin de son dispensaire à ne pas faire de clientèle privée, et à soigner gratuitement les pauvres comme en témoignait Morvan Lebesque, quand on connaît son immense générosité, quand on a lu son mépris pour les commerçants et sa ferveur pour le gratuit. M. Rossel-Kirschen ne se trompe d’ailleurs pas d’ennemi : à son retour d’URSS, Céline a écrit les plus virulentes et les plus pertinentes critiques du communisme. L’argent, pour Céline était le symbole de la quantification de la qualité dont il s’est fait le chantre. Certes, Céline avait un problème avec l’argent : il ne savait pas s’en servir. M. Rossel-Kirschen se moque du monde. »