Semmelweis

On n’a jamais autant parlé de Semmelweis que depuis l’apparition de cette pandémie de coronavirus détectée originellement dans  la ville  de Wuhan, en Chine. Logique puisque la pratique d’hygiène consistant à se laver les mains était déjà celle préconisée au XIXe siècle par Philippe-Ignace Semmelweis afin de prévenir la fièvre puerpérale. Ce qui est nouveau, c’est que, dans la foulée, la presse signale avec une belle unanimité la fameuse thèse de médecine soutenue en 1924. Exemple parmi d’autres : Le Figaro consacre une page entière au « martyr du lavage des mains ».  Et cite  cette appréciation élogieuse d’un scientifique sur la thèse  : « C’est assez romancé mais génial ». Dixit le microbiologiste Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le journal va plus loin en se demandant si les phobies du Céline raciste et antisémite se laissent pressentir dans l’obsession hygiéniste qui s’exprime dans cette thèse. Pierre-André Taguieff ² lève le doute : « Cet imaginaire hygiéniste s’inscrit dans une vision du monde où il s’entrecroise  avec le racisme biologique,  l’eugénisme et le darwinisme social. »  Signe des temps :  il ne vient pas à l’idée du critique littéraire du Figaro d’interroger Henri Godard qui, dans sa biographie, consacre plusieurs pages éclairantes au sujet. Ni race ni eugénisme n’y sont évoqués.  Taguieff, lui, fait le lien entre  cette thèse  de médecine et les pamphlets écrits douze ans plus tard. Il s’agit, en réalité, d’une pensée en évolution : s’il a alors des intuitions, le doctorant n’a pas encore les convictions qu’il acquerra à la Société des Nations. Céline sera paradoxalement contre la division du monde en nations car elles engendrent nécessairement, selon lui, des conflits (nationaux). Le remède : organiser les peuples sur une base ethnique. Laquelle préviendrait précisément les guerres européennes fratricides.

Nous voilà loin de Semmelweis et de son combat pour l’asepsie… Si l’on revient au strict aspect littéraire, cette thèse de médecine est déjà un peu “célinienne” dans la mesure où l’imaginaire fiévreux de l’auteur s’y débonde mais son style épique n’a guère de rapports avec celui du futur Céline.  Ce que Godard résume en  une phrase définitive : « Semmelweis est déjà de la littérature,  ce n’est pas encore du Céline ».  Toujours est-il que nombreux sont les célinistes à avoir étudié ce corpus. Démarche d’autant plus légitime que l’auteur le reprit en 1936 sous son nom d’écrivain.  C’est l’occasion de saluer au passage Francis Marmande qui se fera plus tard connaître comme critique littéraire et grand spécialiste du jazz. En 1967, il signa un mémoire universitaire, « L’apprentissage du style dans Semmelweis » (Paris-Sorbonne).  Travail suivi, bien ultérieurement, par d’autres études dues à une pléiade de célinistes ³.  Tous s’accordent à dire que, féru d’hygiénisme, Céline ne pouvait que s’identifier à Semmelweis.

  1. Sébastien Lapaque, « Ignace Philippe Semmelweis, martyr du lavage des mains », Le Figaro, 10 mars 2020, p. 15.
  2. Signalons que, dans un fort volume de mélanges offerts à Pierre-André Taguieff, La modernité disputée (CNRS Éd., 2020, 784 p., 29 €), figurent trois textes sur Céline : « Sur une formule : “Céline, génie et salaud » (Annick Duraffour), « Que signifie republier les pamphlets de Céline en 2018 ? » (Philippe Roussin) et « Généalogie de l’extrémisme célinien » (Odile Roynette).
  3. Citons les dans l’ordre alphabétique sans avoir la prétention d’être exhaustif : Denise Aebersold, Johanne Bénard, Guido Ceronetti (†), Alessandra Colla, Michel Deveaux, Sabine Fanchon, Marie Hartmann, Fumitoshi Hayakawa, Tomohiro Hikoé, Pascal Ifri, Judit Karafiáth, Charles Krance, Francis Marmande, Vera Maurice (†), Mary Rose Mills, Pierre-Marie Miroux, Philippe Scheidecker.