Peut-on être un grand écrivain et écrire des sottises sur ses pairs ? Il est à craindre que le romancier péruvien Mario Vargas Llosa en ait récemment apporté la preuve éclatante. Dans une tribune publiée par le quotidien espagnol El Païs, il salue Céline qu’il considère comme le « dernier auteur maudit » qu’ait donné la France ¹. Et d’ajouter que beaucoup refusent de reconnaître le talent de Céline pour les raisons que l’on sait alors que personne n’a décrit aussi bien que lui, « avec une intuition géniale », notre humanité. Comme on voit, cela commençait bien. Mais il précise que si les romans d’avant-guerre de Céline ont constitué à l’époque une véritable révolution de l’art narratif, les œuvres suivantes ne valent rien, ne sont « même pas l’ombre » de ces deux livres. Ce jugement qui a été longtemps celui de critiques français – et non des moindres –, on espérait ne plus avoir à le relire sous la plume d’un lettré. Mais il y a pire : évoquant Voyage au bout de la nuit, il écrit qu’aucun personnage célinien n’est attachant : aucun, écrit-il, ne « mérite la solidarité et la compassion. Tous sont marqués par le ressentiment, l’égoïsme et une forme de stupidité et de vilenie ». Au début de son article, Vargas Llosa révèle que c’est l’enthousiasme déclaré du romancier uruguayen Juan Carlos Onetti pour Céline qui l’a incité à le relire après un demi-siècle. Mais l’on se demande si Vargas Llosa a relu Voyage au bout de la nuit sans en sauter des pages ! Car si la plupart des personnages sont ce qu’il en dit, comment ne pas observer qu’il y en a d’autres – tels Molly ou le sergent Alcide – qui constituent en quelque sorte le contrepoint des âmes basses envahissant l’horizon de Vargas Llosa. Sans doute faudrait-il lui suggérer de relire ce passage : « Évidemment Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n’avait l’air de rien. Il avait offert sans presque s’en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l’annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon cœur. Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas. Il s’endormit d’un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l’air bien ordinaire. Ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants. »
J’aime bien Frédéric Vitoux mais il s’illusionne lorsqu’il répète à l’envi qu’il est « le premier à avoir fait un doctorat de lettres sur Céline » ². Sa thèse de doctorat a été soutenue en 1972 à Nanterre. Avant cette année-là, les auteurs d’une bibliographie sur Céline dénombrent pas moins d’une trentaine de thèses de doctorat rien qu’en France. La première thèse de doctorat sur Céline fut soutenue outre-Rhin en 1950. Intitulée Die syntaktische Anomalie bei L.-F. Céline und ihre Bedeutung als Stilmittel, elle a pour auteur Gerhard Ehl.
- Mario Vargas Llosa, « El último maldito », El Païs, 23 mars 2008.
- Caroline Robinson, « Entretien avec Frédéric Vitoux. Après Céline, quoi ? », Le Choc du Mois, mai 2008, pp. 55-57 ; Joseph Vebret, « Frédéric Vitoux. “Il y a une fausse postérité célinienne qui me paraît accablante” », La Presse littéraire, hors série (« Spécial Céline »), février-mars-avril 2008, pp. 17-28.