Trois correspondances d’écrivains font ma joie : Voltaire, Flaubert et Céline. Ce n’est guère original, je le concède. Aux amateurs du premier cité qui ne pourraient s’offrir la douzaine de volumes de la Pléiade proposant (une partie de) cette masse épistolaire, je recommande la sélection de 260 lettres (sur un corpus de 15.000 !) que propose Gallimard pour une dizaine d’euros. Elle est due à Nicholas Cronk, directeur de la “Voltaire Foundation” (Université d’Oxford). Un pur régal d’intelligence et de fantaisie ! Nul doute que ce volume eût enchanté Céline. « Voltaire me fait jouir », affirmait-il. Il le lisait dès l’âge de vingt ans. Et il le lira à nouveau en réclusion, s’identifiant même à l’ermite de Ferney : « Il est consolant de lire les lettres de Voltaire c’est une perpétuelle fuite devant les gendarmes seulement de château en château, toute sa vie un chien traqué. » Le mot de Voltaire visant la France que Céline cite en exil de manière récurrente (« Nation légère et dure ») est d’ailleurs issu de la correspondance. Il cite aussi des formules extraites du Dictionnaire philosophique, dont celle-ci : « Il est triste que souvent, pour être bon patriote, on soit l’ennemi du reste des hommes ». On devine qui est, selon lui, le bon patriote…Si Voltaire incarne pour Céline le beau style et les « phrases bien filées », il ne l’en admire pas moins tout comme il révère d’autres classiques, tels Chamfort ou La Rochefoucauld. Sur les interférences Voltaire/Céline, il faut lire l’étude de Marie-Christine Bellosta qui a montré que Voyage au bout de la nuit constitue une réécriture moderne de Candide ¹. On y retrouve notamment le thème du voyage initiatique et la candeur du personnage principal qui va se déniaiser au fil de ses expériences pour devenir enfin un être averti. Dans son étude « Les Classiques Céline », Marc Hanrez consacre un chapitre à Voltaire. Voici sa conclusion : « Si Céline, à proprement parler, n’est pas disciple de Voltaire, il est du même avis que lui sur beaucoup de choses. Quand Voltaire dit, par exemple : qu’il faut purifier l’air de Paris et faire inoculer la population ; que l’homme est né d’abord pour se réjouir ; que les critiques sont des moucherons parasites et merdeux ; que l’école est une calamité pour les enfants ; que les bêtes ont une âme et que certaines sont meilleures que nous ; que le sentiment domine en vérité la pensée ; que les Français sont frivoles et notablement cruels ; que la folie est la maladie la plus difficile à saisir ; que toute société se partage en oppresseurs et opprimés ; que la danse est une activité digne de l’honnête homme ; et que l’écrivain qui trace un chemin nouveau est toujours persécuté : quand Voltaire exprime tout cela, on croirait qu’il le souffle à Céline ! ² ». Mais si on a souvent comparé les deux écrivains, c’est en raison de leur antisémitisme commun. Feu René Pomeau, grand spécialiste de Voltaire, préférait parler d’« antijudaïsme », le point de vue de son auteur de prédilection étant essentiellement religieux. La différence réside surtout dans le fait que la gloire de l’un ne souffre guère de cette singularité alors qu’on n’a de cesse de réduire l’autre au péché irrémissible.
• VOLTAIRE, Lettres choisies (textes choisis, présentés et annotés par Nicholas Cronk), Gallimard, coll. « Folio classique », n° 6268, 2017, 708 p. (9,30 €)
- Marie-Christine Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction. Lecture de Voyage au bout de la nuit, CNRS Édition, 2011, 318 p. (rééd.). La première édition date de 1990.
- Marc Hanrez, Le Siècle de Céline, Dualpha, coll. « Patrimoine des lettres », 2006, pp. 221-234.