Archives de l’auteur : Marc

Vient de paraître

Sommaire : La correspondance Pollet / Paraz – Quand Céline était joué pour la première fois – Les fantômes de juillet 1947 – In memoriam Marcella Maltais

« Salaud et génial »

Contrairement à Taguieff et Duraffour, je n’ai jamais éprouvé « une admiration sans bornes ¹ » pour Céline. On peut admirer un écrivain sans pour autant perdre son jugement critique. Dans un recueil de textes offerts au co-auteur de Céline, la race, le Juif, Annick Duraffour revient sur le sujet qui les occupa tous deux pendant des années. C’est un de leurs proches qui résume le mieux la conclusion à laquelle on est censé aboutir après avoir lu leur livre obèse : « Céline n’est plus le “génial auteur” malencontreusement antisémite mais un banal partisan hitlérien (…) qui a écrit, néanmoins, deux ou trois “bons” textes [sic] ² » L’article de notre auteure s’applique précisément à démontrer que, si Céline est bien un salaud, il n’est en rien l’auteur génial qu’ils admirèrent jadis. Dans ce texte, les appréciations négatives abondent : « abjection », « salissure », « vilenie », « médiocrité de la pensée », « bassesse », « vision décevante et pauvre » « bête », « indigne », etc. On se souvient de son embarras lorsqu’à la télévision, il lui fut demandé si, selon elle, Céline est un grand écrivain ³. Tout au plus concéda-t-elle qu’il avait « le génie du style », bref que c’était uniquement un styliste. Piquant paradoxe : elle répète ainsi ce que Céline disait de lui-même à la fin de sa vie pour escamoter les idées qui furent les siennes.  Duraffour ne dit pas autre chose dans cet article : elle  admet  du bout  de la plume que Céline « a le sens du mot et du rythme ». Rien d’original : plusieurs de ses détracteurs ne voient en lui qu’un virtuose verbal.  En la lisant,  on voit combien la vision moralisante peut brouiller le jugement littéraire. Une de ses consœurs (citée dans son article) ne tombe pas dans ce travers : si elle relève dans Voyage au bout de la nuit une sensibilité fasciste doublée d’un moralisme réactionnaire, cela ne l’empêche nullement d’admirer l’écrivain 4.  Duraffour, elle, a une vision simpliste et manichéenne d’une œuvre dont elle ne perçoit ni l’aspect allégorique ni la profondeur. En revanche elle blâme l’absence d’une « intention ou d’une position démocratiques »  mais est-ce cela qu’on demande à un créateur ?  Sa détestation de Céline l’amène aussi à mettre en question la vertu libératrice de son écriture. Nombreux pourtant sont ceux qui, parvenant à surmonter un blocage, se sont révélés par l’écriture grâce à la leçon célinienne. Sans parler des lecteurs qui, à l’instar du regretté Paul Yonnet, ont dit à quel point l’œuvre fut marquante dans leur itinéraire personnel. Tous auraient-ils été abusés ? L’émotion ressentie à la lecture de celle-ci était-elle une illusion ? Duraffour aurait-elle raison contre ses contemporains qui considèrent cette œuvre comme l’une des plus importantes du siècle dernier ? On peut certes détester l’homme et l’œuvre mais considérer celle-ci avec condescendance n’était jusqu’ici que l’apanage d’esprits partisans ou d’anticéliniens rabiques.

• Annick DURAFFOUR, « Sur une formule : “Céline, génie et salaud” » in La Modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, CNRS Éd., 2020, 784 p.

  1. Les auteurs confient qu’ils sont passés « d’une admiration sans bornes à une admiration variable et mitigée (…) jusqu’à une déception croissante à la lecture des derniers romans  » (Annick Duraffour & Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017, p. 24).
  2. Thierry Paquot, « À contre-courant » in La modernité disputée, op. cit., pp. 709-711.
  3. Émission « La Grande librairie », animée par François Busnel, France 5, 9 février 2017.
  4. Marie-Christine Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction. Lecture de « Voyage au bout de la nuit », Presses universitaires de France, coll. « Littératures modernes », 1990. Réédition : CNRS Éditions, coll. « poche », 2011. Elle lui a consacré son mémoire de maîtrise et sa thèse de doctorat de 3e cycle.

Vient de paraître


Sommaire : In memoriam Michel Ragon – Jean Hérold-Paquis et Céline – Théâtre : Céline mal tempéré ? – George Steiner – Henri Soutif ou le double jeu d’un témoin à charge – Louise Staman nous a quittés.

Semmelweis

On n’a jamais autant parlé de Semmelweis que depuis l’apparition de cette pandémie de coronavirus détectée originellement dans  la ville  de Wuhan, en Chine. Logique puisque la pratique d’hygiène consistant à se laver les mains était déjà celle préconisée au XIXe siècle par Philippe-Ignace Semmelweis afin de prévenir la fièvre puerpérale. Ce qui est nouveau, c’est que, dans la foulée, la presse signale avec une belle unanimité la fameuse thèse de médecine soutenue en 1924. Exemple parmi d’autres : Le Figaro consacre une page entière au « martyr du lavage des mains ».  Et cite  cette appréciation élogieuse d’un scientifique sur la thèse  : « C’est assez romancé mais génial ». Dixit le microbiologiste Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le journal va plus loin en se demandant si les phobies du Céline raciste et antisémite se laissent pressentir dans l’obsession hygiéniste qui s’exprime dans cette thèse. Pierre-André Taguieff ² lève le doute : « Cet imaginaire hygiéniste s’inscrit dans une vision du monde où il s’entrecroise  avec le racisme biologique,  l’eugénisme et le darwinisme social. »  Signe des temps :  il ne vient pas à l’idée du critique littéraire du Figaro d’interroger Henri Godard qui, dans sa biographie, consacre plusieurs pages éclairantes au sujet. Ni race ni eugénisme n’y sont évoqués.  Taguieff, lui, fait le lien entre  cette thèse  de médecine et les pamphlets écrits douze ans plus tard. Il s’agit, en réalité, d’une pensée en évolution : s’il a alors des intuitions, le doctorant n’a pas encore les convictions qu’il acquerra à la Société des Nations. Céline sera paradoxalement contre la division du monde en nations car elles engendrent nécessairement, selon lui, des conflits (nationaux). Le remède : organiser les peuples sur une base ethnique. Laquelle préviendrait précisément les guerres européennes fratricides.

Nous voilà loin de Semmelweis et de son combat pour l’asepsie… Si l’on revient au strict aspect littéraire, cette thèse de médecine est déjà un peu “célinienne” dans la mesure où l’imaginaire fiévreux de l’auteur s’y débonde mais son style épique n’a guère de rapports avec celui du futur Céline.  Ce que Godard résume en  une phrase définitive : « Semmelweis est déjà de la littérature,  ce n’est pas encore du Céline ».  Toujours est-il que nombreux sont les célinistes à avoir étudié ce corpus. Démarche d’autant plus légitime que l’auteur le reprit en 1936 sous son nom d’écrivain.  C’est l’occasion de saluer au passage Francis Marmande qui se fera plus tard connaître comme critique littéraire et grand spécialiste du jazz. En 1967, il signa un mémoire universitaire, « L’apprentissage du style dans Semmelweis » (Paris-Sorbonne).  Travail suivi, bien ultérieurement, par d’autres études dues à une pléiade de célinistes ³.  Tous s’accordent à dire que, féru d’hygiénisme, Céline ne pouvait que s’identifier à Semmelweis.

  1. Sébastien Lapaque, « Ignace Philippe Semmelweis, martyr du lavage des mains », Le Figaro, 10 mars 2020, p. 15.
  2. Signalons que, dans un fort volume de mélanges offerts à Pierre-André Taguieff, La modernité disputée (CNRS Éd., 2020, 784 p., 29 €), figurent trois textes sur Céline : « Sur une formule : “Céline, génie et salaud » (Annick Duraffour), « Que signifie republier les pamphlets de Céline en 2018 ? » (Philippe Roussin) et « Généalogie de l’extrémisme célinien » (Odile Roynette).
  3. Citons les dans l’ordre alphabétique sans avoir la prétention d’être exhaustif : Denise Aebersold, Johanne Bénard, Guido Ceronetti (†), Alessandra Colla, Michel Deveaux, Sabine Fanchon, Marie Hartmann, Fumitoshi Hayakawa, Tomohiro Hikoé, Pascal Ifri, Judit Karafiáth, Charles Krance, Francis Marmande, Vera Maurice (†), Mary Rose Mills, Pierre-Marie Miroux, Philippe Scheidecker.

Vient de paraître

Sommaire : Hommage à Robert Massin – Quand l’achat d’exemplaires de Voyage suscitait un vif émoi – Élisabeth Porquerol (1905-2008) – Alphonse Boudard a son biographe – Céline, Copenhague / Ce soir, Paris. Janvier-juin 1947 – Un témoignage inédit sur Thorvald Mikkelsen.

Henri Godard

Il y a quatre ans, face à Marc-Édouard Nabe ¹ (qui le filma à son insu), Henri Godard fut catégorique : « Pour moi, maintenant, Céline, c’est fini. (…) J’ai mis un point final. »  Et il est vrai  qu’il le délaissa alors pour un volume de la Pléiade  sur Malraux, puis pour un essai consacré à l’écrivain italien Erri De Luca. C’est d’ailleurs la première fois que Henri Godard travaillait sur une œuvre non écrite en français.Personne n’ignore la dette que les céliniens ont contractée envers lui. De manière souveraine il a montré, d’une part, que l’œuvre est l’une des très rares à être à la hauteur de l’histoire du XXe siècle, et, d’autre part, que son auteur est l’un des tout grands créateurs de son temps. La coïncidence veut que Godard ait décroché son diplôme universitaire l’année même où parut D’un château l’autre lu avec ferveur. Lecture fondatrice jalonnée bien plus tard d’étapes décisives : l’édition de la trilogie allemande dans la Pléiade (1974, édition suivie de quatre autres volumes) ; la création, avec J.-P. Dauphin (†), des Cahiers Céline, puis, avec une poignée de célinistes historiques, de la Société d’Études céliniennes (1976) ;  la soutenance de sa thèse de doctorat Poétique de Céline (1984) ; la fondation, avec Jean-Paul Louis, de la revue L’Année Céline (1990) ; la publication de Céline scandale sur l’épineuse question des “pamphlets” (1994) ; sa biographie parue l’année du cinquantenaire de la mort (2011) ; et enfin son livre-bilan sur le sujet, À travers Céline, la littérature (2014). En avait-il dès lors définitivement fini avec lui ? Pas vraiment puisque viennent de paraître deux ouvrages largement consacrés à Céline mais qui, pour la plus grande part, sont composés de textes parus antérieurement ici et là.  On y a la confirmation  que  la pierre d’achoppement pour cet humaniste intransigeant demeure les écrits controversés (ô euphémisme !) de Céline. Comment ne pas comparer ce qu’il en dit avec la réaction de mon compatriote Charles Plisnier qui, en 1938, considérait Bagatelles comme un livre à la fois « génial et malfaisant » ? Sur le strict plan littéraire, Godard estime que « ces textes représentent globalement, d’un point de vue stylistique, une régression, même si on y retrouve verve et invention lexicale » et qu’on « est tellement heurté par la violence des attaques que beaucoup ne se rendent même pas compte que littérairement ces textes sont ennuyeux ». Le chrétien (de gauche) qu’est Plisnier note qu’il n’y a en effet « rien de plus lassant que la violence verbale, l’imagination satirique, l’injure et l’invective. Et c’est un fait qu’un pamphlet trop long ne se lit pas jusqu’au bout et perd son efficace. » Mais il ajoute : « Que celui-ci, avec ses trois cent soixante-quinze pages massives, se fasse lire, témoigne d’une puissance créatrice exceptionnelle, d’un souffle prodigieux. » On voit ce qui sépare les deux lettrés sur ce point. Il apparaît évident que l’écrivain de combat que fut Céline ne peut emporter l’adhésion littéraire de Godard même s’il sauve, comme d’autres céliniens, quelques “belles pages” de ce corpus. Ainsi citent-ils invariablement la superbe description de Leningrad dans Bagatelles ou l’épilogue lyrique des Beaux draps. Or le génie célinien est aussi, qu’on l’admette ou non, celui de la polémique. Avec ses outrances et ses dérives irrémissibles.

• Henri GODARD : Céline et Cie (Essai sur le roman français de l’entre-deux-guerres), Gallimard, 2020, 267 p. & Une critique de la création et autres essais, Du Lérot, 2020, 131 p.

  1. Nabe n’en est pas à une contradiction près : dans cette vidéo, il presse instamment Henri Godard de réaliser une édition critique des “pamphlets” alors qu’ailleurs il n’exprime pas une grande révérence à son égard.