Archives de l’auteur : Marc

Vient de paraître

Sommaire : L’interdiction des Beaux draps en zone non occupée – Voyage au bout de la nuit, un Culte du moi paradoxal – Quand les Marseillais se prononçaient pour ou contre Céline – De Denoël à Iago

Prix Goncourt

Roland Dorgelès (1885-1973)  aura  échappé  au sort  de Guy Mazeline auquel on reprocha continûment d’avoir ravi le Goncourt à Céline. L’auteur des Croix de bois, candidat malheureux face à Proust en 1919, en était bien conscient : « J’ai été déçu sur le moment, et depuis je me suis félicité. J’en suis content, d’avoir manqué mon prix Goncourt, car si je l’avais eu aux dépens de Marcel Proust, toute ma vie j’aurais traîné cela comme un remords. » Le paradoxe étant que devenu lui-même membre du jury Goncourt, Dorgelès vota pour… Mazeline !  Seuls  trois jurés votèrent pour Voyage au bout de la nuit : Jean Ajalbert, Léon Daudet et Lucien Descaves. Lesquels faisaient déjà partie de l’Académie lorsque, treize ans plus tôt, elle couronna À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Un livre bien documenté évoque ce qui constitua un (autre) scandale pour beaucoup de contemporains : couronner, à la place du combattant Dorgelès, quelqu’un qui n’avait pas fait la guerre, qui de surcroît n’était pas un « jeune talent » et enfin qui disposait de revenus le dispensant d’exercer un métier. L’intérêt de cette enquête est notamment de comporter un portrait des dix jurés dont Ajalbert et Descaves. S’ils soutiendront plus tard Céline, ils ne le firent pas pour Proust, donnant précisément leur voix à Dorgelès, auteur d’un roman-témoignage sur la Grande Guerre, thème alors très à la mode en un temps où les terribles plaies de ce conflit ne s’étaient pas encore refermées.

Pendant des années, la seule photographie d’Elizabeth Craig connue était celle où on la voit avec Céline aux côtés d’Ajalbert à Beauvais (il y était administrateur de la manufacture nationale de tapisserie). L’auteur décrit cet Auvergnat tel qu’on le voit sur les clichés de l’époque : chapeau de feutre, cape de laine, moustache blonde. Il fut du nombre de ces anciens dreyfusards ¹ qui versèrent plus tard dans la Collaboration ; il écrivit dans la presse doriotiste et, à l’instar de Céline, signa en mars 1942 le “Manifeste des intellectuels français contre les crimes anglais” à la suite du pilonnage des usines de Boulogne-Billancourt par la R.A.F. qui provoqua dans les quartiers alentours la mort de plus de six cents personnes. Il sera incarcéré à Fresnes en 1945. Descaves, lui, est déjà en froid à l’époque avec ses pairs, ceux-ci n’ayant pas voulu accueillir Courteline pour lequel il avait une vive considération. Aussi déjeune-t-il seul chez Drouant au rez-de-chaussée ; un serveur apporte sur un plateau d’argent son bulletin de vote à l’étage où banquettent les autres académiciens. Cet autodidacte, au caractère impétueux, passionné par l’épopée révolutionnaire de la Commune, traite dans ses romans à thèse de toutes sortes de malheureux : mutilés, veuves de guerre, tuberculeux, etc. Son roman le plus célèbre, Sous-offs (1889), lui vaudra d’être renvoyé devant la cour d’assises pour offense à l’armée française et outrage aux bonnes mœurs. Céline en fera le dédicataire de Mort à crédit. Seul Léon Daudet vota pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, puis pour Voyage au bout de la nuit. L’auteur relève à juste titre que l’esprit de parti de ce monarchiste ne présida jamais à ses choix littéraires, se dévouant avec autant de fougue pour des écrivains aussi différents qu’Alain-Fournier, Apollinaire, Proust, Bernanos, Céline ou Malraux. Et de conclure : « S’il avait été seul à décider du lauréat, le palmarès du prix Goncourt aurait sans doute été plus constant. »

• Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt (Une émeute littéraire), Gallimard, 2019, 263 p. (19,50 €)

  1. Simon Epstein, Les dreyfusards sous l’Occupation, Albin Michel, 2001.

Vient de paraître

Sommaire : In memoriam Frédéric Monnier – Mort à crédit traduit en vietnamien – Céline, romancier de l’oubli – L’interview de Céline dans Europe-Amérique.

Frédéric Monnier

Il se savait condamné depuis plusieurs années et faisait face à la maladie avec un courage magnifique. J’ai fait sa connaissance il y a quarante ans lorsque Pierre publia son Ferdinand furieux avec 300 lettres inédites de Céline. Frédéric, lui aussi fervent admirateur de l’écrivain, suivit la trace de son père en se faisant l’éditeur de Céline dans les années 80. Il commença modestement en publiant, sous la forme de plaquettes, Chansons, puis un scénario de ballet, Arletty jeune fille dauphinoise, avant de s’attaquer à la correspondance de Céline, éditant celle-ci de manière rigoureuse et soignée. C’est ainsi que, grâce à lui, nous disposons  de la correspondance à ses avocats (Naud et Tixier-Vignancour), à Joseph Garcin et enfin au traducteur hollandais de Céline, J. A. Sandfort. Faut-il préciser que ces éditions sont aujourd’hui très recherchées par la nouvelle génération de céliniens ?  Les premiers livres qu’il a édités le furent sous l’égide de La Flûte de Pan, librairie musicale, sise rue de Rome à Paris, dont il fut le fondateur et qui s’avéra une belle réussite professionnelle. Ses dernières années furent consacrées à une enquête minutieuse sur son arrière grand-oncle, Marius Mariaud, figure méconnue du cinéma muet. Le livre, édité l’année passée par l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, est un modèle de recherche historiographique. Durant quatre ans Frédéric y apporta tout le soin et la persévérance dont il était capable. Cet ouvrage, qui fera date, constitue une manière de testament. « Il s’agissait moins ici de réhabiliter un auteur que de montrer ce qu’a été le parcours d’un homme qui a participé à la grande aventure créatrice de son temps et qui a fini sa vie dans le dénuement et l’oubli », écrit-il en conclusion. Sans lui,  seuls quelques cinéphiles pointus connaîtraient l’œuvre de ce pionnier ¹.

Lorsqu’on évoque sa mémoire, il importe  de  relever  cet humour pince-sans-rire  apprécié par ses amis. Et qui est apparu très tôt si l’on en juge par les souvenirs de son père : « Frédéric a huit ans et demi. Il est impassible, il écoute et sourit à peine… En classe, il est très sage, il travaille peu, parle peu, sauf pour dire par moment et sans broncher, une énormité. On l’appelle Buster Keaton. Ce soir, visite de notre ami Frédéric Pons, prof à Louis Le Grand. Homme de haute taille avec un fort accent biterrois et un crâne chauve et pointu. Il prend Frédéric dans ses bras… “Et toi, petit Frrrdérrric, tu ne me dis rien ?…” …Frédéric pose sa main sur le crâne chauve et dit : “Oh !… la belle petite poire à lavement…” ». Et l’auteur d’ajouter : « Les parents disparaissent lâchement dans la cuisine… ». Sur la même page, Pierre Monnier conte d’autres anecdotes révélatrices de l’esprit déjà facétieux du fiston ².

Frédéric n’était pas un admirateur frileux de Céline. À un ami qui désapprouvait l’attitude de l’exilé rendant son éditeur responsable de la réédition des pamphlets pendant la guerre, il répondait : « Je pense au contraire que, pour se défendre dans un procès politique, ces coups-là sont permis. D’autant plus que Denoël était mort. » Bien entendu, il était à nos côtés au cimetière de Meudon lorsqu’en 2011, François Gibault, entouré de quelques autres admirateurs de l’écrivain, prononça une allocution à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. Grand moment d’émotion… Avec Frédéric Monnier, nous perdons un ami fidèle ainsi qu’un homme de talent.

  1. Frédéric Monnier, Marius Mariaud. Itinéraire d’un cinéaste des Buttes-Chaumont au Portugal (1912-1929), Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2018
  2. Pierre Monnier, Irrévérence gardée, Godefroy de Bouillon, 1999.

Vient de paraître

Sommaire : Quand Céline se faisait siffler à Médan – La polémique de l’été 1957 dans l’hebdomadaire Dimanche-Matin – Quatre lettres de Paul Chambrillon à Albert Paraz – Résurrection d’Eugène Dabit

Céline sur les ondes

Faut-il faire la fine bouche ?  Il n’est pas si fréquent qu’une série d’émissions sur Céline (5 volets, 9 heures au total) soit diffusée sur les ondes ¹. L’initiative est digne d’intérêt : on a droit à une foison d’opinions diverses, parfois contradictoires. Quelques bémols tout de même. Dès lors qu’il est question de Céline, il est inévitable que la question de l’antisémitisme soit abordée. Mais était-il nécessaire de lui consacrer deux parties sur cinq, sans compter la dernière, partiellement consacrée au procès, où il en fut à nouveau question ?  Lorsqu’une émission de cette série sera consacrée à Aragon, autant de temps sera-t-il voué à son engagement stalino-communiste ? Il est permis d’en douter. Ici pas moins d’une demi-douzaine d’historiens furent invités à donner leur avis sur le cas Céline ¹. La part consacrée à ce qui fait la grandeur de l’écrivain constitue la portion congrue ² .  L’essentiel  étant consacré à  l’idéologie, d’une part, et à la biographie, d’autre part. L’intitulé du premier volet, « Un génie monstrueux », surprend dans la mesure où il rappelle le titre auquel Hindus avait initialement songé pour le livre hostile qu’il publia à son retour du Danemark. Le ton est donné dès le départ : « Comment être tout cela à la fois ? Un génie de la littérature et un monstre de l’histoire ». Un monstre de l’histoire… Comme Hitler, Himmler ou Heydrich ? Mais on est prévenu : « Il ne s’agit pas de faire un procès à charge. » ³ Certains propos affirmés au cours de l’émission laissent songeur : ainsi, cet admirateur de l’œuvre qui relève « son absence de qualités humaines » (Assouline).  Ou cette agrégée de lettres qui renchérit : « Il manque à Céline une dimension humaine profonde qu’on est en droit d’attendre d’un romancier. » (Duraffour).  Ou cette historienne : « Contrairement à Sade (!), Céline a toujours été du côté du pouvoir » ( Simonin). Du côté de Blum, puis de Daladier lorsqu’il écrit ses brûlots ?  Du côté de Vichy qui fait interdire et saisir Les Beaux draps ?  Du côté de Bidault dont la magistrature le déclare en état d’indignité nationale ? Du côté de De Gaulle dont le ministre de l’Information censure une interview télévisée ? Voilà assurément une conception originale des relations de Céline avec le pouvoir de son époque. La diversité d’opinions retient en tout cas l’attention. On entend ceux qui sont pour la réédition des pamphlets (parfois  dans la Pléiade,  comme Jean-Paul Louis  ou  Stéphane Zagdanski)  et ceux qui sont résolument contre (tel Philippe Roussin). Lequel en appelle à la « responsabilité citoyenne », pas moins. Il y a ceux qui, tout en réprouvant un livre comme Bagatelles, y trouvent des passages très drôles (Tettamanzi, Klarsfeld (!), Alliot, etc.) et d’autres qui estiment au contraire scandaleux qu’on puisse rire. Mais lorsqu’il s’agit de “sauver” des passages du livre, on ne cite invariablement que les « moments poétiques » (dixit Taguieff), telle la description de  Saint-Pétersbourg  ou  l’évocation d’une vieille pianiste revenue d’exil. Céline conserve pourtant son génie verbal dans l’invective. C’est là qu’il est insupportable, cocasse et cinglant.

• « Louis-Ferdinand Céline, au fond de la nuit » (série “Grande traversée”). Production : Christine Lecerf. Réalisation : France Culture, 15-19 juillet 2019. À écouter sur www.lepetitcelinien.com.

  1. Johann Chapoutot, Annick Duraffour, Pierre-André Taguieff, Laurent Joly, Serge Klarsfeld, Odile Roynette et Anne Simonin.
  2. Il est révélateur à ce propos que Henri Godard ne s’y exprime qu’une seule fois durant quelques minutes.
  3. Propos recueillis par Simon Blin et Nicolas Celnik, « Céline : voyage au bout du nazisme ? », Libération, 14 juillet 2019.