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Jean Guenot

Il est notre vétéran du célinisme. Né en 1928 (quelques années avant Alméras, Gibault, Hanrez et Godard), Jean Guenot est l’un des derniers célinistes à avoir rencontré le grand fauve. Il n’avait alors qu’une trentaine d’années et, comme le releva Jean-Pierre Dauphin, il fut l’un de ceux qui, au cours de ces entretiens, renouvelèrent le ton de Céline. Lequel n’avait été approché jusqu’alors que par des journalistes aux questions convenues.

Une quinzaine d’années plus tard, il édita lui-même son Louis-Ferdinand Céline damné par l’écriture  qui lui vaudra d’être invité par Chancel, Mourousi et Polac.  L’année du centenaire de la naissance de l’écrivain, il récidiva avec Céline, écrivain arrivé, ouvrage allègre et iconoclaste. Professeur en Sorbonne,  Jean Guenot a oublié d’être ennuyeux. Ses cours sur la création de textes en témoignent ¹.

Au cours de sa longue traversée, Guenot s’est révélé journaliste, essayiste, romancier, auteur de fictions radiophoniques, animateur et unique rédacteur d’une revue d’information technique pour écrivains pratiquants qui en est à sa 27ème année de parution. Infatigable promeneur dans les contre-allées de la littérature, tel que l’a récemment défini un hebdomadaire à fort tirage ².

Linguiste reconnu ³, c’est son attention au langage et à l’oralité qui fit de son premier livre sur Céline une approche originale à une époque où l’écrivain ne suscitait guère d’étude approfondie. Lorsqu’à l’aube des années soixante, Jean Guenot s’y intéresse, Céline est loin d’être considéré comme un classique. Trente ans plus tard, les choses ont bien changé. L’année du centenaire, Guenot établit ce constat : « Louis-Ferdinand Céline est un écrivain aussi incontesté parmi ceux qui ne lisent pas que parmi ceux qui lisent ; parmi les snobs que parmi les collectionneurs ; parmi les chercheurs de plus-values les plus ardents que parmi les demandeurs les plus aigus de leçons en écriture ». Nul doute que lui, Guenot, se situe parmi ceux-ci. C’est qu’il est lui-même écrivain. Et c’est en écrivain qu’il campe cette figure révérée (voir page 8).

Un souvenir personnel. Si je ne l’ai rencontré qu’à deux ou trois reprises, comment ne pas évoquer cet après-midi du printemps 1999. Il était l’un des participants de la « Journée Céline » 4. Comme pour mes autres invités, je commençai par lui poser une question. Ce fut la seule car il se livra à une époustouflante improvisation pertinente et spirituelle à la fois. Des applaudissements nourris et prolongés saluèrent son intervention. C’est dire s’il compte parmi les bons souvenirs des réunions céliniennes que j’organisai alors à l’Institut de Gestion, quai de Grenelle.

On l’a longtemps confondu avec Jean Guéhenno. Sans doute la raison pour laquelle il abandonna l’accent aigu de son patronyme. Aujourd’hui  l’académicien  – qui d’ailleurs ne se prénommait pas Jean mais Marcel ! –  n’est plus guère lu.  Jean  Guenot, lui, l’est toujours par les céliniens. Et s’ils sont amateurs d’écrits intimes, ils n’ignorent pas davantage l’écrivain de talent qu’il est 5.

  1. Ce cours en vingt leçons, diffusé sur Radio Sorbonne, est disponible sous la forme de dix cassettes-audio diffusées par l’auteur. Prix : 80 €. Voir le site http://monsite.wanadoo.fr/editions.guenot.
  2. Le Canard enchaîné, 5 juin 2013.
  3. Clefs pour les langues vivantes, Éditions Seghers, coll. « Clefs », 1964.
  4. Difficile de ne pas avoir la nostalgie de cette époque : outre Jean Guenot, mes invités étaient, ce 3 avril 1999, Éliane Bonabel, André Parinaud, Pierre Monnier, Paul Chambrillon, Anne Henry et Henri Thyssens, excusez du peu !
  5. Le troisième tome de son autobiographie vient de paraître : Mornes saisons évoque ses souvenirs de l’occupation et fait suite à Sans intention et Ruine de Rome. Il y aura cinq tomes au total. Prix : 40 € chaque volume.

Moraline

Il est temps de passer aux aveux :  cela  fait une quarantaine d’années que  Céline me fascine. Au point de lui consacrer depuis quasi autant de temps le bulletin que vous avez entre les mains ¹.

J’apprends que la revue Études céliniennes a été créée parce que ses animateurs refusent précisément de « céder à la fascination que peuvent susciter Céline  et  son œuvre ». Et de revendiquer « une  approche ouvertement critique, au sens étymologique et philosophique du terme ² ». Oserais-je l’écrire ? Le rôle que s’était assigné la Société des études céliniennes en 1976 me paraît davantage empreint de sérénité : « Réunir, en dehors de toutes passions politiques ou partisanes, tous ceux, lecteurs, chercheurs ou collectionneurs, qui s’intéressent à l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, et favoriser par tous moyens la connaissance de celle-ci. ».

Les temps ont changé. Nous sommes à l’heure de la moraline. Il s’agit de faire preuve de la plus grande vigilance à l’égard de cet écrivain mort il y a plus d’un demi-siècle. Dans le précédent BC,  j’évoquais  cette célinienne  se demandant,  anxieuse, si le plaisir éprouvé à lire Céline n’est pas compromettant. Lors d’un récent colloque, des universitaires se sont gravement interrogé sur l’opportunité qu’il y avait de rééditer les pamphlets ³. Le fait qu’il s’agisse d’une édition critique due à un céliniste irréprochable n’a manifestement pas suffi à dissiper l’inquiétude de certains. Et tout indique que beaucoup ne partagent pas le point de vue de son meilleur biographe : « Céline, mieux que tout autre, savait qu’il n’avait pas voulu l’holocauste et qu’il n’en avait pas même été l’involontaire instrument  4. »

Quant à la revue Études céliniennes, il n’y aurait rien à en dire si elle n’était l’organe de la Société des études céliniennes. Quand son directeur émet des propos déplaisants à l’égard d’autres spécialistes de l’écrivain, parle-t-il en son nom propre ou engage-t-il la SEC ?  Lorsqu’il daube sur un éditeur célinien « friand de notes de linge », on sait qui est visé 5.  Ce persiflage n’a pas été avalisé par le comité de rédaction de la revue. Vétille.  Mais quand l’édition critique de la correspondance à Albert Paraz y fait l’objet d’une recension délibérément suspicieuse 6, il en va différemment. L’organe de la S.E.C. est-il dans son rôle lorsqu’il laisse libre cours à ces petits jeux personnels ?  C’est la question que peuvent se poser à bon droit  les (autres) adhérents  de  cette société d’études 7.

  1. Faut-il pour autant me qualifier d’« inconditionnel de Céline » ? Formule assurément périlleuse utilisée par Christine Sautermeister dans sa communication sur la réception critique de LFC au colloque « Céline à l’épreuve » (j’y étais) organisé en mai 2011 par l’Université de la Sorbonne nouvelle.
  2. Isabelle Blondiaux, « Pourquoi lire Céline ? » in Céline et l’Allemagne (Actes du Dix-neuvième colloque international Louis-Ferdinand Céline), Société d’études céliniennes, 2013, p. 60.
  3. « Les pamphlets de Céline : enjeux d’une réédition et bilan de la recherche », Congrès de l’Association francophone pour le savoir, Université Laval (Québec), 7-8 mai 2013. Voir l’article de Pierre Lalanne pp. 19-22.
  4. François Gibault, préface à Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen, Gallimard, 1998. À comparer avec  l’affirmation  selon laquelle les pamphlets « préparèrent les esprits au processus d’extermination [sic] » (André Derval, L’Accueil critique de “Bagatelles pour un massacre”, Éd. Écriture, 2010, p. 28).
  5. Études céliniennes, n° 7, printemps 2012, p. 106. L’année précédente, la critique avait déjà été émise dans les mêmes termes : André Derval, « Bibliographie [L’Année Céline] », Le Magazine littéraire, n°505, février 2011, p. 83d.
  6. Études céliniennes, n° 6, hiver 2010-2011, pp. 112-114.
  7. Voir aussi David Alliot, « Foudres et flèches… » & Éric Mazet, « Haro sur Céline » in Spécial Céline, n° 9 (« La chasse à l’homme ! »), mai-juin-juillet 2013, pp. 9-42.

Jean-Pierre Dauphin

On aurait bien étonné Jean-Pierre Dauphin si on lui avait dit, à l’aube des années quatre-vingts, que le Bulletin célinien, « ce brûlot fasciste », lui rendrait un hommage nourri à son trépas. D’autant qu’il avait assuré à un ami commun que le BC ne dépasserait pas la vingtaine de numéros. Tout le monde peut se tromper.

C’est que notre relation avait mal commencé. Jean-Pierre Dauphin faisait partie de cette cohorte de célinistes qui, s’ils admirent l’écrivain, éprouvent une franche aversion pour l’homme. Paradoxalement  ce sont ceux-là  qui, à la fin des années 70,  furent à la base du renouveau des études céliniennes. À cette époque, Dauphin était animé par la volonté de centraliser les travaux autour de Céline. C’est dire si la création en Belgique d’une Revue célinienne, aussi modeste qu’elle fut, avait le don de l’agacer. Pour le premier numéro, j’avais en outre eu la fâcheuse idée de publier un entretien avec Pol Vandromme dont j’allais devenir l’ami et l’éditeur. Certes il avait signé l’une des premières monographies sur Céline, mais il était aussi réputé pour être proche des « hussards ». La droite littéraire n’était assurément pas la tasse de thé de Jean-Pierre Dauphin aux idées résolument ancrées à l’autre bord.

Mais les céliniens, tous les céliniens, ne pouvaient qu’être bluffés par le travail d’envergure qu’il accomplit en quelques années : Société d’Études céliniennes, Cahiers Céline (Gallimard), série Céline (Minard), Bibliothèque Céline (Paris VII), bibliographies céliniennes,… Il y avait assurément de quoi être impressionné. C’est la raison pour laquelle je fus heureux de lui apporter mon concours pour ses recherches bibliographiques chaque fois que cela me fut possible.

C’était de toute façon un personnage beaucoup plus complexe qu’un premier abord pouvait le laisser croire. Dans ce numéro, je laisse des célinistes canal historique s’exprimer en toute liberté. Car il ne s’agit pas d’enterrer Jean-Pierre Dauphin sous un tombereau de fleurs mais  d’évoquer l’homme qu’il fut tout autant que le défricheur alliant rigueur et détermination. Comme chacun de nous, il avait ses failles. Sur son site, Henri Thyssens, qui l’a bien connu, trace de lui un portrait contrasté ¹.

Si ce numéro est centré sur ses travaux céliniens, il faudrait évoquer, même brièvement, son bilan à la tête des archives-Gallimard  et, à l’initiative d’Antoine Gallimard, la création en 1992 des « Cahiers de la Nrf » (où les Cahiers Céline seront repris) ². Ironie du destin : l’une des meilleurs ventes de la collection se trouve être le Journal inutile de Paul Morand dont les propos antisémites et homophobes, en font aujourd’hui un personnage presque aussi réprouvé que Céline. L’art et la morale, éternel débat. Sur ce point, Jean-Pierre Dauphin était explicite : « Ce qui me fascine dans l’œuvre de ce grand fauve, c’est le caractère unique de l’expérience qu’elle propose. Rien à voir avec une estimation morale des pensées de Destouches. Pas de culte, je n’ai pas à épouser une âme, ni à faire de disciples. Je regarde des objets  qu’on appelle  en général des œuvres d’art  ³»

  1. Henri Thyssens, « Chronologie [mars 2013] » in Robert Denoël, éditeur [http://www.thyssens.com]
  2. Dans la bibliographie en page 23, nous ne reprenons que les titres relatifs à Céline dont il assura l’édition critique.
  3. Propos recueillis par Jean-Louis Ezine in Les Nouvelles littéraires, 17 juin 1976. L’article, intitulé « Céline reconnaîtra les siens », rend compte de la soutenance de thèse de J.-P. Dauphin pour l’obtention du doctorat d’État, « tournant contre toute attente à la quasi-déconfiture du candidat, après douze années de recherches et de soutiens bienveillants ». La citation figurant en couverture de ce numéro est également extraite de cet article.

Charles Dantzig

Assiste-t-on à une offensive anti-Céline dans le petit milieu littéraire parisien ? Une récente émission pourrait le laisser croire ¹. Les invités : Hélène Cixous, Donatien Grau, Jean-Yves Tadié et Charles Dantzig. Péremptoire et pédant, celui-ci traita, une fois encore, avec condescendance l’œuvre de Céline : « Si on dit que c’est un écrivain comme Henri Béraud, un écrivain pamphlétaire qui a un talent énergique, d’injures, d’invectives, très bien. Mais l’espèce de disproportion où on nous met Céline et Proust [sur le même plan], je trouve que littérairement c’est une erreur ». Rien de nouveau, ce n’est pas la première fois que le sieur Patrick Lefebvre (c’est son véritable patronyme) dénigre Céline : « C’est l’exemple type d’une fausse valeur. Dans son ensemble, son œuvre est mauvaise. » ; « Voyage au bout de la nuit n’est pas un chef-d’œuvre mais  une apologie de la lâcheté.  Céline  a un  talent  très  limité ². ». Et je pourrais citer encore bien d’autres appréciations du même tonneau. On aurait pu s’attendre à ce qu’au moins l’un des autres invités se récriât. Que du contraire ! Tadié, le grand spécialiste proustien, renchérit : « Je partage cet avis mais nous ne sommes pas nombreux (…). Pour moi, c’est quelqu’un qui n’a cessé de  bavarder et c’est de la littérature que je n’aime pas ³. ». La dame Cixous approuve avec force et le quatrième invité, Donatien Grau, ne pipe mot. L’animateur, J.-P. Elkabbach, lui, semble boire du petit lait. Dantzig d’ajouter une couche en affirmant que Céline a tout piqué chez Laforgue  sous prétexte que, lui aussi, utilisait les trois points 4 ! Il y a quelques années, cet érudit graphomane rangeait les livres de Céline  dans la  littérature réaliste ou populiste. À présent, il le réduit à un pamphlétaire genre Béraud. Jusqu’où ira-t-il ?  La prochaine étape  consistera  peut-être à le comparer à Jehan Rictus ou à Drumont.

Depuis quelques années, ce Lefebvre-Dantzig s’est fait une petite réputation dans le monde des lettres. Sur son site, on peut lire que son recueil de poèmes, Les Nageurs, « ode au corps et à la sensualité masculine », est devenu « un livre gay “culte” » 5. C’est également lui qui est à l’initiative d’une pétition pour le mariage gay co-signée par tout ce que l’élite germanopratine compte de « branché », de Pierre Bergé à Patrice Chéreau en passant par Virginie Despentes et Valérie Lang 6. Vous me direz que je m’éloigne de la littérature. Pas tellement car, au cours de la même émission, Lefebvre-Dantzig, qui est aussi romancier, fit cet aveu : « Jean Genet est le premier à avoir annexé au roman les travestis. Moi, je voudrais écrire un roman où il y ait une drag-queen. ». On a les ambitions littéraires qu’on peut 7.

  1. Émission « Bibliothèque Médicis » animée par Jean-Pierre Elkabbach, Public Sénat, 1er février 2013.
  2. Le Figaro, 10 janvier 2009 & France-Info, 18 janvier 2013. Sans parler des inepties sur Céline dont est truffé son dernier livre, À propos des chefs-d’œuvre (Grasset, 2013, pp. 178-179).
  3. Tadié veut bien admettre, en revanche, que « Le [sic] Voyage au bout de la nuit est un beau livre ».
  4. Dans son Testament de Céline (Éd. de Fallois, 2009), le regretté Paul Yonnet (qui n’aimait de Céline que Voyage au bout de la nuit) voyait, lui, en Eugène Scribe un devancier de Céline en raison de l’utilisation des trois points.
  5. Dans son dernier roman, le narrateur se souvient avoir été traité de « pédé » et avoir reçu ce mot comme une gifle. Mais il l’a accepté, a endossé le mot “gay” qui “exaspère les homosexuels honteux” ».
  6. « Mariage gay : non à la collusion de la haine », Le Monde, 17 novembre 2012.
  7. Au moins faut-il lui reconnaître une certaine constance : la presse nous apprend que lors de la dernière délibération du Prix Décembre (dont il préside actuellement le jury), Christine Angot et Mathieu Riboulet avaient obtenu tous les deux six voix. Comme l’y autorise le règlement, Dantzig fit alors prévaloir sa double voix pour décerner le prix au roman de Riboulet qui se passe dans les saunas et back-rooms d’outre-Rhin. On est décidément loin de la célébration de la danseuse chère à Céline…

Collabos

La guerre que les « collabos » ont perdue en 1945 la  gagnent-ils aujourd’hui en librairie ?  Les biographies foisonnent et  les livres  sur  la  collaboration continuent à s’amonceler. Après Jean Fontenoy, voici une biographie de Jean Luchaire — celui que Galtier-Boissière appelait le « louche Herr ». On annonce, par ailleurs, la réédition des Décombres dans la collection « Bouquins » (Éd. Robert Laffont) et l’édition de la correspondance Chardonne-Morand en trois épais volumes chez Gallimard. Le premier est prévu pour l’automne prochain.

Sous le titre Céline en fuite paraît le récit d’une « errance hallucinée dans une Europe à feu et à sang ». Il révèle,  nous assure l’éditeur, un « Céline intime, jusqu’ici ignoré ». Pas des céliniens qui n’apprendront rien en lisant cet ouvrage qui a néanmoins le mérite d’être bien documenté. Il y est largement question de Sigmaringen et des « 1142 condamnés à mort ».

Si l’on veut lire une bonne synthèse sur le sujet, il faut se reporter au livre de Christine Sautermeister, Céline à Sigmaringen, sous-titré Réalité et fiction dans D’un château l’autre. L’objet de cette étude est, en effet, de confronter le récit célinien  à la réalité historique. Travail intéressant car il repose, non seulement sur le corpus (littéraire et historique) connu,  mais aussi sur des archives peu exploitées (dont la collection du quotidien La France), parfois même inédites (des journaux intimes de témoins). L’auteur a naturellement observé avec toute l’attention requise la topographie. Dont le fameux château, situé, ainsi qu’elle le rappelle, dans le Bade-Wurtemberg — et non en Bavière comme l’indique  erronément  l’éditeur de  Céline  dans  La  Pléiade, et bien des spécialistes après lui.  Dans le même ordre d’idées, elle révèle que plusieurs historiens se sont laissé abuser par les exagérations du romancier au point de les répercuter dans leur propre ouvrage sur le sujet !

Pour sa biographie, François Gibault avait rencontré plusieurs témoins ayant partagé le sort de l’écrivain outre-Rhin. Unanimes, ils lui confièrent que seul Céline a su restituer la vérité de cet exil basculant entre tragique et grotesque. Cette vérité du roman est rappelé par Vargas Llosa que cite opportunément l’auteur : « Bien que remplie de mensonges – ou plutôt par cela même – la littérature raconte l’histoire que l’histoire des historiens ne sait ni ne peut raconter. ».

Avec perspicacité Christine Sautermeister analyse la stratégie romanesque mise en œuvre par Céline dans D’un château l’autre. Étape décisive dans la carrière de l’écrivain puisque c’est avec ce livre qu’il retrouvera, comme on le sait, la faveur du public et de la critique. Rien de ce qui compose le roman n’est négligé par l’auteur : lieux, personnages, figure du médecin, idéologie implicite, etc. J’ajoute que le style limpide de cette étude en rend sa lecture agréable. Ce n’est pas si fréquent chez les universitaires. Autre point positif : l’ouvrage suscite l’envie de relire cette fresque de Sigmaringen (à laquelle ce numéro est largement consacré).

  1. Cédric Meletta, Jean Luchaire, 1901-1946. L’enfant perdu des années sombres, Perrin, 2013 (voir pp. 14-18). C’est la première biographie le concernant. Le livre de Claude Lévy consiste en une étude du journal que Luchaire dirigeait : « Les Nouveaux Temps » et l’idéologie de la Collaboration (1974).
  2. Didier Marinesque, Céline en fuite, Éd. Jourdan, coll. « 39-45. Carnets de guerre », 2013.
  3. Christine Sautermeister, Louis-Ferdinand Céline à Sigmaringen. Réalité et fiction dans D’un château l’autre, Éd. Écriture, coll. « Céline & Cie », 2013, avec un supplément iconographique de 8 pages.

Saccomano

Annoncé depuis plusieurs années, le livre du journaliste Eugène Saccomano est enfin paru ¹. Il entend démontrer un changement radical après la rupture avec Elizabeth Craig et le retour d’URSS. C’est un peu court. D’autant que l’auteur n’explique rien mais se contente de compiler les biographes de Céline — tous cités, il est vrai, dès l’ouverture de ce « roman ». Malin, Saccomano a, en effet, choisi la veine romanesque pour décrire l’itinéraire de son écrivain de prédilection. Le hic c’est l’invraisemblance de certaines scènes. Dont, par exemple, ce dialogue où Laval se voit traité de « bicot » par Céline. Tout aussi improbable ce passage où celui-ci avance la somme de 400.000 marks (!) au directeur de cabinet du même Laval pour permettre un passage vers le Danemark. Sa méconnaissance de la biographie célinienne lui fait commettre plusieurs erreurs : ainsi Bagatelles ne fut pas un échec puisqu’il s’en vendit 80.000 exemplaires ; le tirage de L’Église, lui, ne fut pas de 5.000 exemplaires (confusion avec le retirage d’après guerre) mais plus du double ; c’est Fernand de Brinon (et non le Suisse Paul Bonny !) qui permit à Céline de rejoindre Sigmaringen ; Robert Denoël ne fut pas délesté d’une « valise pleine d’or » lors de son assassinat ; et Céline n’était pas « peu attentif à l’actualité » comme en témoigne sa correspondance aux journalistes, notamment  à Lucien Combelle que l’auteur a pourtant bien connu ². Une autre erreur consiste à accréditer des faits romancés par Céline lui-même, dont sa tentative de fuite par les toits lors de son arrestation à Copenhague. Passons sur l’orthographe fautive de plusieurs noms (conseiller  « Shelemann », colonel de « la Roque », ambassadeur « Girard de Charbonnières », ville de « Tendil »,…) pour relever une autre bourde, ne concernant pas Céline cette fois, mais Brasillach que l’auteur voit grandir « dans le confort de la bourgeoisie parisienne (!) ». Mais le plus beau est sans doute à la fin du livre lorsque Saccomano imagine Céline en admirateur de Rousseau !

Chantal Le Bobinnec, née en 1924, est connue des céliniens pour avoir livré son  témoignage sur Gen Paul. Sous le titre Mon ami le libraire ³, elle signe un roman qui évoque son amitié avec un alcoolique lettré, de quarante ans son cadet. Cela se lit d’autant plus aisément que c’est basé sur des dialogues contrastés entre la narratrice, femme de caractère, et le libraire, velléitaire impénitent. Là où le bât blesse c’est lorsque l’auteur avalise la fable selon laquelle Gen Paul aurait rompu avec Céline à la parution de Féerie pour une autre fois. La rupture date, comme  on le sait, de l’exil danois. Alors que tous les (vrais) amis montmartrois vinrent réconforter Céline au Danemark, Gen Paul fut le seul à ne pas le faire. Saladier comme c’est pas permis, il crut bon de révéler à tous que « Ferdine », alors en prison, était cousu d’or. Guère opportun. Sans doute, après la guerre, l’artiste considérait-il cette amitié compromettante mais cela excuse-t-il tout ? Il est vrai qu’il avait, lui aussi, intérêt à faire oublier des fréquentations douteuses sous l’Occupation, de même que certain voyage à Berlin en 1942.  Il faut admettre  qu’il y parvint parfois, faisant croire à l’un de ses premiers biographes qu’il rompit définitivement avec Céline à la parution de Bagatelles  4 !

  1. Eugène Saccomano, Céline coupé en deux (roman), Le Castor astral, coll. « Escales des lettres », 2013.
  2. « À peine lit-il les titres des journaux sur les présentoirs des kiosques », affirme l’auteur. À comparer avec ce témoignage (direct) de Lucette Destouches : « Je le revois encore, le journal ouvert devant lui, remontant la rue Lepic. Il lisait tout, il a toujours lu les journaux. » (Libération, 25 octobre 1985).
  3. Chantal Le Bobinnec, Mon ami le libraire (roman), Les Éditions de Paris-Max Chaleil, 2013.
  4. Voir les « Notes biographiques » de John Shearer dans le livre de Pierre Davaine, Gen Paul, I.G.E., 1974.