Jean-Pierre Dauphin

On aurait bien étonné Jean-Pierre Dauphin si on lui avait dit, à l’aube des années quatre-vingts, que le Bulletin célinien, « ce brûlot fasciste », lui rendrait un hommage nourri à son trépas. D’autant qu’il avait assuré à un ami commun que le BC ne dépasserait pas la vingtaine de numéros. Tout le monde peut se tromper.

C’est que notre relation avait mal commencé. Jean-Pierre Dauphin faisait partie de cette cohorte de célinistes qui, s’ils admirent l’écrivain, éprouvent une franche aversion pour l’homme. Paradoxalement  ce sont ceux-là  qui, à la fin des années 70,  furent à la base du renouveau des études céliniennes. À cette époque, Dauphin était animé par la volonté de centraliser les travaux autour de Céline. C’est dire si la création en Belgique d’une Revue célinienne, aussi modeste qu’elle fut, avait le don de l’agacer. Pour le premier numéro, j’avais en outre eu la fâcheuse idée de publier un entretien avec Pol Vandromme dont j’allais devenir l’ami et l’éditeur. Certes il avait signé l’une des premières monographies sur Céline, mais il était aussi réputé pour être proche des « hussards ». La droite littéraire n’était assurément pas la tasse de thé de Jean-Pierre Dauphin aux idées résolument ancrées à l’autre bord.

Mais les céliniens, tous les céliniens, ne pouvaient qu’être bluffés par le travail d’envergure qu’il accomplit en quelques années : Société d’Études céliniennes, Cahiers Céline (Gallimard), série Céline (Minard), Bibliothèque Céline (Paris VII), bibliographies céliniennes,… Il y avait assurément de quoi être impressionné. C’est la raison pour laquelle je fus heureux de lui apporter mon concours pour ses recherches bibliographiques chaque fois que cela me fut possible.

C’était de toute façon un personnage beaucoup plus complexe qu’un premier abord pouvait le laisser croire. Dans ce numéro, je laisse des célinistes canal historique s’exprimer en toute liberté. Car il ne s’agit pas d’enterrer Jean-Pierre Dauphin sous un tombereau de fleurs mais  d’évoquer l’homme qu’il fut tout autant que le défricheur alliant rigueur et détermination. Comme chacun de nous, il avait ses failles. Sur son site, Henri Thyssens, qui l’a bien connu, trace de lui un portrait contrasté ¹.

Si ce numéro est centré sur ses travaux céliniens, il faudrait évoquer, même brièvement, son bilan à la tête des archives-Gallimard  et, à l’initiative d’Antoine Gallimard, la création en 1992 des « Cahiers de la Nrf » (où les Cahiers Céline seront repris) ². Ironie du destin : l’une des meilleurs ventes de la collection se trouve être le Journal inutile de Paul Morand dont les propos antisémites et homophobes, en font aujourd’hui un personnage presque aussi réprouvé que Céline. L’art et la morale, éternel débat. Sur ce point, Jean-Pierre Dauphin était explicite : « Ce qui me fascine dans l’œuvre de ce grand fauve, c’est le caractère unique de l’expérience qu’elle propose. Rien à voir avec une estimation morale des pensées de Destouches. Pas de culte, je n’ai pas à épouser une âme, ni à faire de disciples. Je regarde des objets  qu’on appelle  en général des œuvres d’art  ³»

  1. Henri Thyssens, « Chronologie [mars 2013] » in Robert Denoël, éditeur [http://www.thyssens.com]
  2. Dans la bibliographie en page 23, nous ne reprenons que les titres relatifs à Céline dont il assura l’édition critique.
  3. Propos recueillis par Jean-Louis Ezine in Les Nouvelles littéraires, 17 juin 1976. L’article, intitulé « Céline reconnaîtra les siens », rend compte de la soutenance de thèse de J.-P. Dauphin pour l’obtention du doctorat d’État, « tournant contre toute attente à la quasi-déconfiture du candidat, après douze années de recherches et de soutiens bienveillants ». La citation figurant en couverture de ce numéro est également extraite de cet article.