Céline et les historiens

Les historiens, qui n’aiment guère Céline, sont rarement d’accord entre eux. « Céline a été un collaborateur enthousiaste de l’Allemagne nazie », déclare Pierre-André Taguieff¹. Ce n’est pas l’avis de Pascal Ory qui évoque « une collaboration hypocondriaque »². Divergence aussi quant au jugement du 21 février 1950 : « Le jugement qui le sanctionne est d’une sévérité extrême », constate Anne Simonin³. Pas du tout, affirme sa consœur Odile Roynette observant que « le verdict de la Cour de Justice s’avéra indulgent »4. À cet égard, elle commet une erreur dans le livre qu’elle lui a consacré : Céline a été uniquement condamné  au titre de l’article 83-4 du Code pénal (pour “actes de nature à nuire à la défense nationale”), et non du fait de ses prises de position antisémites (p. 177). La même cite Drieu la Rochelle et Brasillach, « anciens combattants de la Grande Guerre, comme Céline » (p. 243). Apprenons lui que Brasillach avait cinq ans en 1914 et que son père mourut au combat. Il est assez étonnant que ces historiennes, rigoureuses l’une et l’autre, commettent de telles erreurs. Ainsi, Simonin affirme avec force que la seule fois où Céline utilise une note infrapaginale, c’est dans Les Beaux draps. Or il recourt à ce procédé dans Semmelweis [1936, éd., p. 89]  et dans L’École des cadavres. (p. 35).  Les allégations erronées sont une chose, les commentaires où perce de manière constante le dénigrement en sont une autre. À propos de la guerre de Louis Destouches, Roynette évoque des « actes prétendument héroïques » et dresse, au fil des pages, le portrait d’un homme humainement peu fréquentable, affabulateur médiocre et calculateur. Il s’agit surtout de tenter de démontrer que sa blessure n’était pas si grave et que Destouches aurait logiquement dû retourner au combat au lieu de « s’embusquer » à Londres. Simonin renchérit et évoque « une médaille [militaire] que Céline a obtenue sans qu’on sache comment [sic]. »Et de faire l’amalgame entre Louis Destouches et le narrateur de Guerre pour mieux discréditer le premier. Bien entendu, elle est hostile à la réédition des pamphlets, ne comprenant pas cette « insistance à revisiter la bibliothèque antisémite française. » Or ce corpus est abondamment commenté ici et là : ne serait-il pas utile qu’il soit autant accessible que les explications le concernant ? On s’étonne qu’un historien ne veuille résoudre ce paradoxe. On peut aussi se demander si celui-ci est dans son rôle lorsqu’il adopte de manière constante une rhétorique moralisatrice même quand la conduite de Louis Destouches est exempte de tout reproche, comme ce fut assurément le cas en 1914. Pas que les historiens.  Ainsi, un lecteur de L’Express, domicilié à Courbevoie (!), déplore que, dans un article consacré à Guerre, il ne soit pas rappelé que Céline « fut aussi collaborationniste, antisémite et frappé d’indignité nationale »6. Ce lecteur est-il également déçu lorsqu’un article sur Aragon ne rappelle pas ses turpitudes  staliniennes ?  Étant entendu que les dévoiements de l’un n’excusent pas ceux de l’autre.

  1. Pierre-André Taguieff : « Céline a été un collaborateur enthousiaste de l’Allemagne nazie », Figarovox / Tribune, 14 décembre 2018.
  2. Pascal Ory, Les Collaborateurs, 1940-1945 [réédition du livre paru en 1977] in Pascal Ory, Ce côté obscur du peuple (Lectures pour les temps de catastrophe), Bouquins éditions, 2022, p. 657-660.
  3. Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? » in L’Histoire [dossier sur “Le procès Céline”], n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
  4. Odile Roynette, Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), 2015.
  5. Anne Simonin, « Céline à découvert », L’Histoire, n° 499, septembre 2022.
  6. « Courrier », L’Express, 19 mai 2022.