Héritiers

Les céliniens l’ont échappé belle.  Si Colette Destouches (1920-2011) n’avait pas renoncé à l’héritage,  ce serait ses enfants  et  petits-enfants  qui, aujourd’hui, prendraient les décisions éditoriales. On a compris que, si cela ne tenait qu’à eux, les inédits n’auraient pas vu le jour (voir l’article “Descendants versus ayants droit” dans ce numéro). Certes on peut estimer, comme eux, que ces textes n’ont pas  leur place dans la collection “Blanche” ; les “Cahiers de la Nrf” eussent été plus adaptés à ce corpus.  Et bien entendu la Bibliothèque de la Pléiade où ils ont à présent trouvé leur place naturelle. Mais si la décision de publier dépendait de Guillaume Grenet (l’un des arrière-petits-fils qui s’est fait le porte-parole de la famille), on attendrait encore la publication de ces textes. Et même s’il ne s’agit que d’ébauches, ils apportent des éléments passionnants à la fois pour la génétique des textes, l’étude du style en évolution, et même la biographie¹. Quant aux pamphlets, les descendants sont viscéralement opposés à toute réédition. Grenet appelle de ses vœux “une censure pure et dure” ², ce qui va sûrement lui attirer des sympathies. Mais est-il normal que l’édition canadienne établie par un spécialiste patenté ne soit pas disponible dans son pays ? Signalons, à ce propos, que la législation canadienne a récemment changé : elle s’aligne désormais sur la loi française. Toute œuvre entre désormais dans le domaine public 70 ans (et non plus 50) après le décès de l’auteur. Heureusement la nouvelle loi n’a pas d’effet rétroactif : les œuvres tombées dans le domaine public avant sa promulgation y demeurent. Qu’on le veuille ou non, les pamphlets font partie de l’œuvre et représentent cinq ans de sa vie d’écrivain. Faut-il rappeler que malgré ses outrances et ses trivialités, Bagatelles pour un massacre (“génial et malfaisant ”, selon Charles Plisnier) est un grand livre ? Et l’épilogue des Beaux draps une merveille ? Céline ne cesse pas d’être écrivain lorsqu’il écrit ses brûlots. On est un peu gêné de rappeler ces évidences… Quant à la belle exposition consacrée aux manuscrits retrouvés, elle n’aurait pas pu être tout à fait la même si les descendants avaient eu leur mot à dire : ils estiment, en effet, que certaines pièces n’auraient pas dû y s’y trouver car appartenant au domaine privé.  Avec un autre ayant droit, le libéralisme dont fait preuve  François Gibault  à l’égard des revues céliniennes (dont celle que vous avez entre les mains) nous aurait manqué. Comme il l’a confié récemment, c’est lui qui, en tant que conseil de l’ayant droit, prenait les décisions d’importance secondaire³. L’Année Céline, Études céliniennes et, plus modestement, le Bulletin  ont publié  lettres et documents  appartenant à sa collection sans qu’il n’y trouvât ombrage. Nous ne sommes pas assurés du tout qu’avec les héritiers de l’écrivain, cela se serait passé de la même façon. Gibault a, par ailleurs, toujours défendu l’écrivain dans les médias et à la tête de la Société d’Études céliniennes. Aurait-on trouvé la même constance à promouvoir l’œuvre si Lucette n’avait pas été détentrice du droit moral et patrimonial ?  Rien n’est moins sûr…
  1. Le prochain colloque de la Société d’Études céliniennes (qui aura lieu à l’Université de Nantes l’année prochaine) sera entièrement centré sur ces textes. Vingt communicants sont déjà inscrits.
  2. Propos recueillis par Sonia Devillers dans son émission « L’invité de 9 h 10 », France Inter, 19 juin 2023.
  3. « Les Conversations de Paul-Marie Coûteaux » : “Me Gibault, avocat de Kadhafi et héritier de Céline”. TV Libertés, 18 juin 2023.