Jean Rouaud

Il faudrait un jour consacrer une  étude substantielle à la détestation que suscite Céline chez certains écrivains contemporains. Pas du tout à cause des pamphlets, comme ils aimeraient nous le faire croire. Non, il s’agit manifestement d’autre chose. La jalousie y a sans doute sa part. Un bon exemple est Jean Rouaud (Prix Goncourt 1990) qui signe chaque semaine un billet dans un quotidien jadis stalinien mais toujours communiste : L’Humanité. Dans une récente chronique, il s’indigne de la mansuétude dont on fait preuve envers Céline alors qu’il « réclamait l’extermination des juifs » [sic] ¹. Et se gausse de la défense de l’écrivain qu’il prête à certains de ses lecteurs (alors que c’était, en réalité, celle de Céline lui-même) ² : « Allons, on sait bien que c’était une étourderie, une bagatelle, et que la vraie raison de sa condamnation, c’est le Voyage. » Et de commenter : « Céline blanchi au bénéfice du style ? Le style comme super détachant ? Comme agent amnésique ? » ³ C’est naturellement idiot. Il ne s’agit pas de blanchir Céline  mais d’épingler ceux qui, profitant de sa mise en accusation sur le plan éthique, en profitent pour, dans la foulée, nier sa valeur d’écrivain 4. Céline obsède Rouaud. Dans sa chronique parue la semaine suivante, il revient sur le sujet et dit voir en lui un dissimulateur (!) utilisant le « style comme camouflage ». Il conclut sa chronique en le traitant de « faux raffiné » et, dérisoire quolibet, de « Céline Verdurin » 5. Mieux : il donne raison à André Breton qui s’était plu à l’attaquer la veille de son procès. C’est que le pape du surréalisme avait été choqué par l’un des plus beaux passages de Voyage (les confidences du Sergent Alcide à Bardamu) dans lequel il ne voyait qu’une « flatteuse présentation d’un sous-officier d’infanterie coloniale » 6. Tant de bêtise confond.

Il faut avouer que cette détestation a quelque chose de fascinant. Le meilleur est encore à venir : il y a quelques années, un lecteur du BC invita Rouaud dans une classe de littérature. Outre son côté prétentieux et suffisant, ses flèches décochées à l’auteur de Mort à crédit avaient surpris. Son interlocuteur ayant évoqué le Goncourt loupé de 1932, Rouaud avait, non sans fatuité, déclaré que, de toute façon, le Prix Goncourt avait toujours couronné de grands livres (sans doute songeait-il surtout au sien) et qu’il n’y avait aucune raison de penser que ceux qui ne l’avaient pas obtenu l’eussent mérité. Sous-entendu : Les Champs d’honneur, c’est tellement mieux que Voyage au bout de la nuit !

Il faut être juste. On peut comprendre Rouaud : cela doit être terrible de penser que, dès lors qu’on évoque les grands romans traitant de la première guerre mondiale, Voyage au bout de la nuit sera toujours cité alors que d’autres, même couronnés par le Goncourt, risquent d’être omis, voire oubliés.

  1. Ne nous lassons pas de redire, à la suite de François Gibault, que « Céline, mieux que tout autre, savait qu’il n’avait pas voulu l’holocauste et qu’il n’en avait pas même été l’involontaire instrument ». Dans une (autre) chronique, Rouaud ne craint pas d’utiliser l’expression « solution finale » à propos de Bagatelles. Cf. Jean Rouaud, « À vue de nez », L’Humanité, 21 mars 2017.
  2. « C’est pour le Voyage qu’on me cherche ! Sous la hache, je l’hurle ! c’est le compte entre moi et “Eux” ! au tout profond !… » (Préface à la réédition de Voyage au bout de la nuit, 1949).
  3. Jean Rouaud, « Le style, c’est chic », L’Humanité, 4 avril 2017.
  4. Quoiqu’ils s’en défendent, c’est ce que font Taguieff et Duraffour tout au long de leur livre.
  5. Jean Rouaud, « Céline selon Marcel », L’Humanité, 11 avril 2017.
  6. André Breton, réponse à l’enquête « Que pensez-vous du procès Céline ? », Le Libertaire, 27 janvier 1950. À noter que Breton attaqua à nouveau Céline à la parution d’Un château l’autre (cf. L’Express, 28 juin 1957, p. 31).