Lucien Rebatet

Il est toujours étrange de voir de belles consciences de gauche, résolument hostiles à la peine de mort, trouver légitime que des écrivains collaborateurs aient été fusillés et, mieux encore, estimer que certains eussent dû l’être. C’est à l’historien Pascal Ory, militant socialiste bon teint, que  l’on a  demandé d’écrire la préface de la réédition des Décombres de Lucien Rebatet. À cette occasion, il a rappelé que, dans son premier article paru il y a 40 ans, il estimait normal que Brasillach ait été exécuté ¹.  Doux  euphémisme si l’on en juge par sa déclaration de l’époque : « À la date du 6 février 1975, je suis prêt à signer un appel en faveur de l’abolition de la peine de mort ; mais à celle du 6 février 1945, au nom d’une certaine idée de l’intellectuel et du militant,  j’accepte de figurer parmi les douze hommes qui exécutèrent au petit matin  le condamné  Robert Brasillach,  dans la  cour  de la prison de Fresnes ³. » Notons que c’est à l’occasion du 30e anniversaire de sa mort que cette élégante déclaration fut formulée et passons sur le fait que ce spécialiste de la collaboration ignore que Brasillach a été fusillé au fort de Montrouge. Qu’un intellectuel puisse rétrospectivement se porter volontaire pour faire partie d’un peloton d’exécution laisse pantois…  Si on lui a demandé de rédiger la préface de la réédition des Décombres ³, c’est parce que Pierre Assouline, sollicité, a décliné la proposition, estimant qu’il eût été trop sévère pour l’auteur. Ce qui ne l’a naturellement pas empêché de l’être dans un article 4, affirmant que, pour ce brûlot et ses articles de Je suis partout, Rebatet  méritait « douze balles rouillées et tirées dans le dos ». Son blog, contrairement au mien, étant ouvert aux commentaires, cela a donné lieu à un  échange acidulé avec Henri Thyssens. Lequel l’a condensé de la sorte : « La fusillade dans le dos est réservée à ceux qui font “intelligence avec l’ennemi en temps de guerre”. On suppose que les balles rouillées font allusion à une justice trop lente à son gré. Le biographe talentueux de Simenon,  dont  la  devise était “comprendre et ne pas juger”, qu’il aurait pu faire sienne, se transforme en justicier implacable à l’occasion de la réédition du livre d’un auteur antisémite qu’il abhorre. Comme je lui en faisais le reproche, la réponse fut : « J’espère bien que cette phrase me sera comptée. Et tant  mieux  si  elle l’est déjà. » Cette haine recuite chez un intellectuel réputé modéré est navrante 5. » S’il m’arrive de déplorer chez mon compatriote des réactions à l’emporte-pièce, je ne puis qu’approuver ce commentaire. Soixante-dix ans après l’épuration, il serait temps en effet de porter un jugement dépassionné (ce qui n’exclut pas la lucidité) sur ces hommes qui, s’étant cru des révolutionnaires dans une période troublée 6, ont agi exactement de la même manière que certains de leurs prédécesseurs deux siècles auparavant.
  1. Julie Clarini, « Berl et Rebatet : convergence et confusion à Vichy » [propos recueillis de Pascal Ory et Henri Raczymow], Le Monde, 2 octobre 2015.
  2. Pascal Ory, « Apologie pour un meurtre », Le Monde, 6 février 1975. Cet article avait suscité la réaction de plusieurs intellectuels (dont Thierry Maulnier, Robert Aron et Dominique Jamet) publiée le 11 février dans ce quotidien.
  3. Bénédicte Vergez-Chaignon (éd.), « Le Dossier Rebatet » [Les Décombres ; L’Inédit de Clairvaux], Éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1152 p., préface de Pascal Ory..
  4. Pierre Assouline, « Lucien Rebatet exhumé des décombres », Le Magazine littéraire, n° 560, octobre 2015. Repris dans La République des livres, 12 octobre 2015 [http://larepubliquedeslivres.com/rebatet-exhume-des-decombres]
  5. Henri Thyssens, Robert Denoël, éditeur [http://thyssens.com/01chrono/chrono_2015.php]
  6. En témoigne éloquemment l’échange entre Céline et Lucien Combelle en décembre 1941 : « Il nous faut trouver des révolutionnaires ! », Le Bulletin célinien, n° 349, février 2013, pp. 12-13.