Montherlant

Pour Céline, la partie est gagnée. Son purgatoire littéraire n’aura somme toute duré, de son vivant, qu’une douzaine d’années.   Même ceux  qui le  détestent n’ignorent pas que c’est lui le « contemporain capital ».  Et non Gide auquel André Rouveyre décerna jadis ce titre. Mais sera-t-il encore lu dans cent ans ? C’est une toute autre question car on peut paradoxalement être considéré comme un auteur majeur sans pour autant être lu massivement. Dans un récent volume consacré à Montherlant  – qu’on ne lit plus guère –, un célinien s’interroge : « Les jeux ne sont pas encore faits. Le Purgatoire n’étant – par nature – pas éternel. Il se pourrait que Montherlant en ressorte au moment  où Céline y ferait ses premiers pas quand sa langue aura lassé à force de louanges et qu’elle aura forcément vieilli. Qui parle encore le “parigot” ? Qui pratique l’argot ? Combien sont-ils ? Le verlan actuel est-il parent ? Qui croit encore à la subversion du parler peuple ? Les rappeurs ? Les glossaires dont s’accompagnent certaines éditions de Céline sont un signe du passage du temps. Le français des années 30 a fortement vieilli. On peut se dire que les amateurs apprendront le Céline pour le lire comme on apprend Rabelais pour lire Gargantua  mais qui fera l’effort à part les émérites et qui poussera les jeunes à l’apprendre sauf s’il s’agit de déchiffrer les drôleries contenues dans la Correspondance et les imprécations des pamphlets ? Passé Voyage, pas mal de lecteurs renâclent, combien tiennent jusqu’à Nord, cet agrégat calculé d’adjectifs et de substantifs qui émergent d’un fourmillement de points d’exclamation.  Frédéric Dard a fait abondamment circuler la monnaie de Céline dont la lecture est réservée à une élite. » Et de conclure : « Je vois autant de chances à Montherlant débarrassé de ses postures nobiliaires de revenir qu’à Céline débarrassé de ses costumes bien pensants de rester ¹ ». Cette longue citation a le mérite de poser la question. Je ne serai plus là, pas même dans 20 ans, pour vérifier si Céline a autant de lecteurs qu’aujourd’hui. Cela étant, j’incline à penser que, si le nombre peut effectivement varier, Céline sera toujours lu avec autant de passion par ceux qui, non seulement apprécieront la dentelle stylistique mais aussi la densité de son œuvre. D’autres seront peut-être séduits, parfois sans se l’avouer, par la transgression opérée sur le plan des idées. Si l’on relit aujourd’hui la fameuse lettre rejetée par la rédaction d’un hebdomadaire de la collaboration ², on ne peut qu’être surpris, au-delà de l’obsession antisémite, par l’acuité de certaine prédiction. Elle ne peut que heurter la doxa célébrant le métissage ³. D’autant que celle-ci réprouve le concept même de « race » qui préoccupait tant Céline. « La population française ressemble de plus en plus à celle des États-Unis d’Amérique » assénait-il voici exactement 70 ans.  Que  dirait-il  aujourd’hui  où – c’est officiel – les naissances de bébés blancs y sont désormais minoritaires ?

Chez Céline, idéologie et esthétique sont inextricablement mêlées, jusque dans les derniers romans. Paul Morand, écrivain révéré par Céline, considérait avec inquiétude l’affaiblissement, voire l’extinction, de la race blanche. Crainte formulée publiquement 4 qui ne l’empêche naturellement pas d’être pléiadisé aujourd’hui. Cette pensée coupable, omniprésente chez son cadet, risque d’avoir en littérature  l’attrait du fruit défendu.

  1. Philippe Alméras, « Céline et Montherlant. Amabilités réciproques » in Christian DEDET (éd.), Montherlant aujourd’hui, Les Éditions de Paris-Max Chaleil, 2012, pp. 153-164.
  2. Lettres à Henri Poulain du 15 juin 1942 in L.-F. Céline, Lettres des années noires, Berg International, 1994.
  3. Voir, par exemple, « l’appel aux candidats 2012  pour une France métissée » du groupe socialiste Terra nova.
  4. Entretien avec Pierre-André Boutang, « Archives du XXe siècle », 1976 (enregistrement le 1er août 1970).