Il fallait y penser. On sait que l’ayant droit n’est pas favorable à une réédition des pamphlets. Si cette décision est maintenue par ses héritiers, il faudra attendre le 1er janvier 2032 ¹ pour que ces textes soient réédités de manière non clandestine. Aucune alternative ? Eh bien si : il suffit de les publier dans un pays où la loi sur le droit d’auteur prévoit qu’une œuvre tombe dans le domaine public 50 ans (et non 70) après la mort de son auteur. C’est ainsi qu’une petite maison d’édition québécoise vient de rééditer les fameux brûlots ².
Cela s’est passé dans les règles de l’art : l’éditeur-publisher a sollicité l’avis autorisé d’un conseiller légal d’une maison d’édition universitaire tandis que l’éditeur-editor a pris contact avec l’Alliance israélite universelle « afin de s’assurer d’une présentation mesurée du texte litigieux » [sic]. On aura compris qu’il s’agit d’une édition critique et scientifique. Elle est due à un spécialiste de Céline, par ailleurs auteur d’une thèse de doctorat sur ce corpus 4.
Mais qu’en est-il précisément du droit moral des futurs héritiers de l’écrivain ? À cela, l’éditeur s’est borné à répondre : « C’est une bonne question » ³.
Coïncidence : cette question a précisément été abordée lors du dernier colloque de la Société des Études céliniennes 5. Voici ce qu’en dit Louis Burkard, auteur d’une communication sur le sujet : « Étant perpétuel, inaliénable et imprescriptible, le droit moral permet à l’auteur de défendre son œuvre contre toute atteinte d’ordre moral grâce à quatre prérogatives que la loi lui attribue : droit au respect du nom, droit au respect de l’œuvre, droit de divulgation et droit de repentir ou de retrait. Après la mort de l’auteur, son héritier a pour mission d’exercer lesdites prérogatives du droit moral au service de la volonté du défunt. Il est essentiel pour l’ayant droit d’agir suivant ce qu’a voulu ou aurait voulu l’auteur décédé, et non suivant ce que lui-même estime utile. L’interprétation de l’auteur s’avère donc déterminante. » Et l’on sait que Céline ne souhaitait pas que l’on republiât ces textes, y compris Mea culpa. Alors, volonté univoque ? À plusieurs reprises, l’ayant droit a autorisé la réédition de ce libelle. Conclusion du juriste : « Puisqu’un pamphlet a pu être réédité, cela démontre que la volonté de l’écrivain, telle qu’interprétée par l’ayant droit et telle qu’aurait pu avoir à l’interpréter un tribunal, n’était précisément pas univoque. Rien ne permet donc plus d’interdire une réédition sur le fondement de la volonté de Céline, ce qui met fin à la possibilité d’un argument basé sur le seul droit moral et par là même écarte le principe d’une interdiction perpétuelle. » La loi canadienne stipulant qu’en l’espèce les droits patrimoniaux sont éteints, notre éditeur canadien a donc le feu vert pour rééditer ses textes sans devoir se soucier de l’avis des héritiers de l’écrivain.
- Et non 2031, la loi précisant qu’ « au décès de l’auteur, [le droit d’exploitation sur son œuvre] persiste au bénéfice de ses ayant droits pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent ».
- Louis-Ferdinand Céline, Écrits polémiques (édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi), Éditions Huit [Québec], 1040 pages, 2012. Outre Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux draps, ce volume comprend Hommage à Zola, À l’agité du bocal et Vive l’amnistie, Monsieur ! Tirage annoncé : 400 exemplaires.
- Propos recueillis par Jean-François Nadeau (Le Devoir, 1er septembre 2012).
- Régis Tettamanzi, « Les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline et l’extrême droite des années 30. Mise en contexte et analyse du discours», thèse de doctorat nouveau régime, Université de Paris VII, Paris 1993. Publié en 1999 aux éditions du Lérot sous le titre Esthétique de l’outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de L.-F. Céline (2 volumes).