Proust / Céline

Opposer Proust à Céline aura été une constante de la critique depuis près d’un siècle. Dès 1932, Léon Daudet écrivait ceci : « Proust, avec toute sa puissance, que j’ai célébrée un des premiers, c’est aussi un recueil de toutes les observations et médisances salonnières dans une société en décomposition. Il est le Balzac du papotage. De là une certaine fatigue dont M. Céline  va  libérer sa génération ¹. » Céline lui-même s’est voulu en quelque sorte l’antithèse de celui qu’il considéra parfois comme un rival. Mais les auteurs d’un récent Dictionnaire amoureux de Proust ² ont tort de croire qu’il n’a jamais varié dans ses appréciations. Il fut un temps où Céline se devait de s’opposer à lui pour édifier une œuvre aussi émotive que celle de son illustre aîné mais assurément moins bavarde, ou à tout le moins ne se perdant pas dans les dédales d’une infinie introspection. À la fin de sa vie, Céline admettra que « Proust est le dernier, le grand écrivain de notre génération ³ », ce qui n’est tout de même pas rien. L’un des co-auteurs de ce dictionnaire note que les ressemblances entre les deux œuvres sont plus grandes qu’on ne le croit généralement. Et d’affirmer, par exemple, que la compassion de Bardamu à l’égard du sergent Alcide s’applique exactement à celle éprouvée par le baron de Charlus envers les soldats de la Grande Guerre. Et que le fameux aphorisme célinien, « La grande défaite, en tout, c’est d’oublier », est une phrase que Proust aurait pu signer, voulant dire par là que tous deux détestent l’oubli – ce qui n’est pas faux mais n’a rien d’original.

Voilà un rapprochement qui aurait le don d’exaspérer l’inénarrable Charles Dantzig, proustolâtre éperdu et anticélinien primaire. Anxieux, il imagine, dans un avenir proche, l’équivalent (anti)proustien du Contre Céline qui nous fut infligé il y a une quinzaine d’années : « J’ai été frappé au moment d’une querelle littéraire contre le réalisme, que j’ai eue il y a quelques mois, de voir qu’on s’en servait pour défendre Céline au détriment de Proust. Dans les temps haineux qui se sont réveillés, je ne serais pas surpris si, dans cinq ans, paraissait un pamphlet contre Proust, la mollesse et la décadence. Et on regrettera alors ce qui, rétrospectivement, sera devenue une époque. L’époque “Proust friendly”  4 ». Allusion, on l’aura compris, à l’expression « gay friendly » chère à l’auteur ; « les temps haineux » évoquant les manifestations contre « le mariage pour tous ». Cela étant, c’est méconnaître l’œuvre célinienne que de la réduire au « réalisme » ; hier au « populisme ». Déjà dans un de ses bouquins, ne faisait-il pas sien le commentaire navrant d’un Malraux vieillissant qui comparait la verve de Céline à celle d’un chauffeur de taxi ?  Ailleurs il qualifie  Céline et Beethoven  de  « génies  des adolescents incultes 5 » [sic]. Lorsque la bêtise culmine à ce point, on demeure sans voix.

  1. Léon Daudet, « L.-F. Céline : “Voyage au bout de la nuit” », Candide, 22 décembre 1932.
  2. Jean-Paul et Raphaël Enthoven, Dictionnaire amoureux de Proust, Plon / Grasset, 2013. Voir les propos du second [sur Proust et Céline] recueillis par Philippe Delaroche, « L’autre questionnaire de Proust », Lire, n° 419, octobre 2013, p. 8. Sur les deux auteurs, voir le portrait qu’en dresse Emmanuel Ratier dans Faits & Documents, n° 368, 15 décembre-15 janvier 2013 (B.P. 254-09, 75424 Paris Cedex 09).
  3. Jean Guenot (éd.), Céline à Meudon (Transcription des entretiens avec Jacques d’Arribehaude et Jean Guenot), Éd. Guenot, 1995.
  4. Charles Dantzig, Émission « Secret professionnel » (Du côté de chez Swann), France Culture, 6 octobre 2013. Cette émission peut actuellement être écoutée sur le site internet de France Culture.
  5. Idem, Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, Grasset, 2009.