Pur jus

Si à l’époque où Céline bataillait avec Gaston Gallimard pour que son œuvre figure dans la Pléiade, on lui avait dit que, cinquante ans plus tard sa correspondance y serait également accueillie, il en eût été très surpris et sans doute fort marri. Nul doute que l’événement célinien de cette année finissante est la publication de  cette  anthologie  accompagnée,  comme il se doit,  d’un appareil critique de qualité ¹.  Pavé imposant de 2000 pages relié plein cuir, soit près d’un kilogramme de lyrisme et de vis comica. Du Céline pur jus. Outre les nombreux inédits, notamment pour la période militaire de sa vie ², l’intérêt de cette édition est de donner à lire un Céline épistolier d’envergure  à l’aune du grand écrivain qu’il est. Ce n’est qu’à la fin de sa préface qu’Henri Godard met l’accent sur cette qualité d’écriture qui lui vaut de bénéficier d’un cinquième (et dernier) volume dans la prestigieuse collection : « …Les formules ne cessent de fuser du bout de ses doigts, de celles qu’aucun autre écrivain n’aurait inventées. Pas une lettre, y compris celles dont le contenu paraît répétitif, qui ne contienne une ou plusieurs de ces étincelles. » Encore n’évoque-t-il ici que la correspondance danoise mais avant l’exil aussi Céline est l’auteur de superbes lettres, dans des registres très divers, qui en font l’égal d’un Voltaire ou d’un Flaubert.  À cela s’ajoute l’intérêt purement documentaire : cette correspondance, présentée de manière chronologique, constitue une mine de renseignements sur le jeune Louis Destouches puis ce qu’il en advient, de l’âge adulte à la vieillesse.

Même s’il nous refait le coup de L’Express (1957) en titrant son article « Lettres de la haine », un critique a été forcé de le reconnaître : « L’épistolier est aussi saisissant, énorme, inventif, farouche que l’écrivain qu’on connaît. Il n’a pas deux écritures ni deux encres. » ³. Un des paradoxes étant de voir, imprimées sur papier bible, les imprécations issues de sa correspondance alors même que celles contenues dans son œuvre polémique demeurent interdites d’entrée dans la Pléiade. Il y aurait naturellement beaucoup à dire sur les motivations de l’écrivain de combat que fut Céline. S’il eut partie liée avec le pire, comment ne pas voir aussi son altruisme foncier et son pacifisme résolu lié à sa hantise de revoir les peuples européens s’entretuer ? Dès lors que l’on ressasse perpétuellement son antisémitisme, il me semble que ces choses-là pourraient également être dites. Étant entendu qu’il faut tout dire ou bien se taire, selon la formule consacrée. Dans le même ordre d’idées, je me souviens avoir suscité jadis la vive réaction d’un célinien émérite en affirmant que Céline souhaitait la victoire des forces de l’Axe. Même si Céline fut un électron libre et le plus souvent bougon dans le petit univers de la collaboration parisienne, le doute n’est pas permis. Et le regroupement des lettres écrites de 1940 à 1944 est à ce propos très éclairant. Autre motif de vouer aux gémonies celui qui se disait lui-même « partisan » 4. C’est dire si cette publication va donner du grain à moudre aux bonnes consciences qui voient en Céline le salaud intégral. Au moins seront-elles amenées à reconnaître qu’il ne perd pas son talent lorsqu’il fustige les uns et les autres. Dès lors qu’il s’agit de style, il est assurément bien difficile de distinguer le « bon » Céline du « mauvais ».

  1. Céline, Lettres (Choix de lettres de Céline et de quelques correspondants, 1907-1961), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 2009, 2034 p. Édition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Prix : 59 €.
  2. Les lettres inédites de cette période sont reprises dans Devenir Céline. Lettres inédites de Louis Destouches et de quelques autres, 1912-1919, Gallimard, 2009. Extraits de la postface en pages 4 et 5.
  3. Jacques-Pierre Amette, « Céline, lettres de la haine », Le Point, 5 novembre 2009.
  4. Lettre à Fernand de Brinon, 1er octobre 1941, p. 650.