Responsabilité

N’en déplaise à notre ami Charles-Antoine Cardot (voir pp. 17-23),  si le dossier judiciaire de Céline n’est guère consistant, la condamnation morale que d’aucuns continuent à faire peser sur lui n’est, elle, pas légère. On a pu s’en rendre compte cet été, à l’ouverture du Festival d’Avignon qui proposait une adaptation de Nord. « Salaud », « abject » et « haineux » sont les épithètes le plus communément utilisés dans la presse pour qualifier l’auteur de la trilogie allemande. Pire : certains critiques en arrivent à le rendre co-responsable des persécutions et des massacres.

C’était aussi la position d’un certain Pierre-André Dessalins ¹ qui, il y a dix ans, écrivait ceci : « Propos de table, coups de gueule, quelques écrits dans l’air du temps, il semble, en équité, que le dossier “intelligence avec l’ennemi” de Céline soit bien mince, et que c’est à tort que la Cour l’a recherché sur ce chef. Pourtant, à mes yeux, sa responsabilité morale reste écrasante. Bien sûr, il n’a dénoncé lui-même, anonymement ou autrement, aucun juif aux occupants. Il semble même qu’il en ait mis plusieurs à l’abri. Il n’a pas prêté main-forte à la grande rafle du Vel d’Hiv, et je ne sache pas qu’il l’ait, comme d’autres, saluée. Il ne s’est pas acharné sur de malheureux enfants terrorisés, vivant sous un faux nom dans des villages obscurs, et qui sont partis un jour entre deux gendarmes pour ne plus revenir. Il n’a rien fait de tout cela. Mais qui sait si sans lui, sans l’impact de ses écrits, sans le regain de vigueur que son immense talent de pamphlétaire a donné au vieux virus antijuif de la moyenne et de la petite bourgeoisie de ce pays, il eût eu autant de lâches, autant de délateurs, autant d’auxiliaires zélés des tortionnaires et des fusilleurs ? Procès d’intention, dira-t-on. Il n’est pas aisé, au cas présent, de mesurer les degrés de la responsabilité. Elle existe. » ²  Chacun jugera, comme l’on dit, de la pertinence de cette appréciation, et de la responsabilité des uns et des autres…

Dans l’actualité célinienne, il faut aussi signaler la réédition de Maudits soupirs pour une autre fois en collection de poche,  soit la version B de  Féerie pour une autre fois, mal titrée, comme on sait. Commentant cette parution, François Lecomte relève que sans les versions B et C de Féerie, on ne saurait pas que « Céline peut rivaliser avec Proust dans l’évocation des impressions d’enfance, et du temps perdu et retrouvé,  du “temps parti” comme il écrit ici ».  Et de citer quelques superbes passages du roman absents de la version publiée en 1952 ³.  Il faut savoir beaucoup de gré à Henri Godard, éditeur de Céline dans La Pléiade, de nous avoir procuré ces joyaux inédits.

  1. Le nom de l’auteur est un pseudonyme : « Je suis juif. Dessalins n’est qu’un nom de plume. (…) Mon vrai nom est Birnbaum-Hovici. » (p. 361 du livre référencé infra).
  2. Pierre-André Dessalins, Papillon en automne (essais), Éd. Transition, 1996.
    Sur ce thème aura lieu, le 20 novembre, une journée d’étude « Céline / Paulhan : responsabilités de l’écrivain au sortir de la Deuxième Guerre mondiale » organisée conjointement par la Société des lecteurs de Jean Paulhan et la Bibliothèque Publique d’Information, à Beaubourg, où cette réunion se tiendra (Société Paulhan, 3 rue des Reculettes, 75013 Paris).
  3. Maudits soupirs pour une autre fois, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2007, 282 pages. L’article de François Lecomte, « Un nouveau Céline en poche », a paru dans l’hebdomadaire Rivarol (22 juin 2007).