Roussin

Philippe Roussin, chercheur au CNRS, signe un livre de 750 pages fort savant et pesant dans lequel Céline est, en quelque sorte, l’incarnation de l’artiste dévoyé dans le siècle précédent. Cela s’appelle Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine. Son mérite est d’en finir une fois pour toutes avec le dualisme insane qui oppose le créateur puissant à l’écrivain de combat. L’œuvre de Céline forme une totalité et se nourrit de tout ce qui le constitue : sa vocation médicale et son intérêt pour l’hygiénisme, son individualisme forcené, son rejet de l’idéologie née des Lumières, ce racisme qu’il considère salvateur, et tant d’autres aspects, tancés ou non par la pensée contemporaine. En filigrane, ce qui est, une fois encore, intéressant à observer, c’est cette attirance–répulsion envers Céline, et, plus encore, cette volonté farouche de s’en tenir à distance. Il y a, chez M. Roussin, un côté Saint-Just. Ainsi s’interdit-il d’avoir les « pamphlets » chez lui (il les consulte en bibliothèque), et il est, naturellement, hostile à leur réédition. Même une édition scientifique ne trouverait pas grâce à ses yeux car « ce serait leur donner une caution exagérée ». Le lecteur se voit donc interdit d’avoir librement accès à des textes que Roussin s’autorise à commenter abondamment. Est-ce cette attitude radicale qui l’amène à ne voir que ce qui conforte sa thèse et à commettre maints amalgames et contresens ?  En symbiose avec l’acception argotique de son patronyme, notre auteur agit parfois en flic des lettres reliant des fils qui n’aboutissent nulle part. Ainsi considère-t-il Les Beaux draps comme un appel pétainiste à la repentance, alors que les premières pages brocardent, au contraire, avec allégresse l’hymne à la vertu seriné par l’État français. Dès lors que l’on envisage Céline et les intentions qui furent les siennes, tout dépend évidemment de l’endroit d’où on le juge. Étudiant, Roussin confie avoir été un fervent lecteur de Tel quel. Le « maoïsme textuel » y régnait alors en maître. Cela ne l’empêche pas de considérer que cette revue était « la seule université digne de ce nom ». À chacun ses universités… Je préfère l’entendre évoquer sa découverte de Mort à crédit quelques années auparavant : « Il y avait cette violence énigmatique, la présence des mots, et, chose essentielle, de la poésie dans la prose ». J’aurais ajouté la vis comica, si fréquemment omise par les exégètes. Si Céline inspire des sentiments ambivalents, il ne faut jamais perdre de vue qu’il ne l’est pas moins. Pour conclure, je livre à la sagacité de M. Roussin cette lettre de juillet 1943 : « Les gens lapent au passage tout ce qui peut les faire vivre comme les amibes dans le bocal… Très vite les grands idéaux sont débités, boulottés, chiés à la ronde par les maquereaux avides. Je crois que nous en sommes là. Antisémitisme, Racisme, et patati et patata tournent à la propagande électorale c’est-à-dire en mirage de rigolade. La France attend le retour de Weill-Picard et d’Arthur Pernod. Tout le reste est grimaces. Les plus grands déclamants sont les plus dégueulasses ». Ô ferveur célinienne pour le gratuit !

Gallimard, 754 pages. Propos de l’auteur recueillis par Libération (14 avril 2005).