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On aurait pu croire qu’après  la  prolifique  année du cinquantenaire,  l’actualité célinienne allait quelque peu se tarir. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Deux événements majeurs ont eu lieu en 2012 : d’une part, la publication au Québec des « écrits polémiques » dans une édition scientifique procurée par Régis Tettamanzi, et, d’autre part, la sortie, en trois volumes, du Dictionnaire de la correspondance dû à Jean-Paul Louis, Éric Mazet et Gaël Richard.  Deux sommes appelées à figurer dans toute bibliothèque célinienne. Surtout la seconde. À ce propos, l’éditeur, modeste, estime excessif l’hommage qui lui a été rendu à cette occasion dans le BC.  On verra dans ce numéro que cet avis n’est pas du tout partagé.

Cette année 2012 fut aussi marquée par le centenaire de la naissance de Lucette Destouches, ce qui donna lieu à un petit volume hagiographique. Était-il opportun de rappeler, comme je le fis, que la compagne de Céline fut parfois entraînée à participer à des manifestations risquées, tel ce meeting de la L.V.F. en février 1942 ? J’y reviens dans ce numéro. Soixante ans après, on doit pouvoir, me semble-t-il, jeter un regard dépassionné sur cette période même si les choix de Céline n’ont pas peu contribué à le diaboliser. C’est l’occasion de redire que, pour sa mémoire, on aurait préféré  qu’il ne se commette pas avec certaine presse de caniveau.  À Lucien Combelle, qui attirait son attention sur la vénalité de ses confrères, il répondait qu’il n’en avait cure, considérant les journaux comme autant de colonnes Morris sur lesquelles il apposait ses commentaires sur l’actualité ¹. Pour lui, le débat était clos. Il ne l’est assurément pas pour la postérité.

Revenons à 2012 qui vit, en fin d’année, le succès d’une adaptation de Voyage au bout de la nuit interprétée par Jean-François Balmer. « Grand comédien, grand texte, grande soirée », telle fut la conclusion lapidaire d’un critique ². Tout est dit.

L’album Le Paris de Céline, tiré du film éponyme, a suscité les réactions que l’on sait. Seuls quelques rares critiques, non aveuglés par un esprit partisan, ont tenu un langage différent de la meute. Dont Bernard Morlino : « Je ne suis pas un fan les yeux fermés des prises politiques de Patrick Buisson  mais je suis  lecteur  de ses livres. “Son” Céline est très bien fait tout comme son travail sur la sexualité pendant l’occupation ³. »

Des exégètes émérites, tels Denise Aebersold et Paul del Perugia (†), nous ont montré que l’œuvre célinienne se prête à une lecture ésotérique, voire même spiritualiste. Dans une démarche analogue, Serge Kanony nous propose une analyse originale dont la base est l’incipit de Voyage au bout de la nuit 4. On aurait étonné beaucoup des contemporains de l’écrivain en les assurant que son œuvre plonge ses racines dans les plus anciens mythes de la tradition occidentale. Et pourtant !… Il faut lire ce petit livre qui ouvre une porte jusqu’alors seulement entrouverte.

  1. Lettre de Céline à Lucien Combelle, [octobre 1941] in L’Année Céline 1995, Du Lérot-Imec Éditions, 1996, p. 109. Il est à noter tout de même que, loin d’être dupe, Céline ajoutait : « Ce monde de la presse est un cloaque. Y fouillerais-je ? Je m’en fous énormément. Je le prends comme il est – avec une pincette suffisamment visible. »
  2. Pierre Assouline, « Le “voyage” de Ferdinand Balmer », La République des livres, 12 décembre 2012 [http://larepubliquedeslivres.com] (voir la critique de Jean-Pierre Doche en page 11)
  3. Bernard Morlino, « Le Paris de Céline, de Patrick Buisson », Le Blog de Morlino, 5 octobre 2012 [http://www.blogmorlino.com]. Voir M. L., « La chasse est ouverte : battons le(s) buisson(s) ! », BC, n° 347, décembre 2012, pp. 12-13.
  4. Serge Kanony, Céline ? C’est Ça !…, Le Petit Célinien, 2012.

Jean-Paul Louis

Reconnaissance à Jean-Paul Louis. Tel pourrait être le titre de cette chronique. J’ai déjà souligné ici ce que nous lui devons : la vingtaine de livraisons de L’Année Céline et une demi-douzaine d’ouvrages de référence qui figure dans toute bibliothèque célinienne digne de ce nom ¹.

Sans doute vient-il de nous donner son chef-d’œuvre : le Dictionnaire de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline (en 3 volumes) réalisé avec deux autres céliniens d’envergure : Éric Mazet et Gaël Richard. Tâche titanesque puisqu’il s’est agi d’établir un répertoire exhaustif de tous les correspondants (attestés ou probables) et de leur consacrer une entrée, parfois très détaillée, fourmillant d’informations inédites. Qu’elle soit mince ou consistante, on imagine aisément les mois de recherches, puis de mises au point que ces notices requirent.

On sait que Louis Destouches fut un redoutable épistolier, avec près d’un millier de destinataires tout au long de son existence. Si l’intérêt documentaire de la correspondance est avéré, sa valeur littéraire ne l’est pas moins. En 2009, elle fut consacrée par l’anthologie procurée, dans la Pléiade, par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Le double apport de cette correspondance justifie que celui-ci s’y consacre depuis plusieurs décennies. Outre l’édition de la correspondance elle-même, cet intérêt s’est manifesté par plusieurs études ² générées, pour la plupart d’entre elles, par sa thèse de doctorat : Pour une édition de la correspondance générale de Céline. Principes d’établissement du texte et de l’appareil  critique  à partir de l’édition de plusieurs correspondances particulières (Université de Paris IV, 1997).

Il faudrait aussi insister sur l’aspect formel de ce Dictionnaire : le fait que l’on ait affaire à cette espèce devenue rare qu’est un éditeur-imprimeur  n’est  pas sans effet. Mise en page, typographie, choix des illustrations et du papier, tout concourt à la réussite de l’ouvrage et au plaisir du bibliophile.

Comme cela s’est déjà produit par le passé, il est prévisible que les esprits sectaires n’apprécieront guère certains commentaires de l’éditeur. On songe aux notices analytiques relatives à l’antisémitisme ou au racisme. C’est qu’elles se veulent dénuées de tout jugement d’ordre moral, se bornant à synthétiser de manière objective les concepts abordés. La valeur de cet ouvrage réside aussi dans ce parti pris.

  1. Outre le Dictionnaire des personnages dans l’œuvre de L.-F. Céline (2008), constituant le complément du livre qui vient de paraître, relevons la Bibliographie des articles et études en langue française (2011) Le Procès de Céline (2010) ; Céline et la chanson (2005) ; Images d’exil (2004) , Le Cuirassier blessé (1999) ; Esthétique de l’outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de Céline (1999), pour ne citer que les indispensables.
  2. La première remonte à plus de vingt ans : « Correspondances » in Pascal Fouché [éd.], Vingt-cinq ans d’études céliniennes, numéro de La Revue des lettres modernes, 1988. Suivront « L’édition de l’œuvre épistolaire : préhistoire, état actuel, perspectives» in Alain Cresciucci [éd.], Actualité de Céline,  Du Lérot (2001), «  Correspondance : méthodologie et état des lieux » (Colloque « Autour de Céline », 2011) et différents textes sur l’édition de la correspondance dans L’Année Céline, dans les trois recueils qu’on lui doit (Marie Canavaggia, Albert Paraz, Milton Hindus) ainsi que dans le volume Lettres de la Pléiade. À ces commentaires s’ajoute bien entendu l’édition scientifique de la correspondance elle-même, théorie et pratique étant ainsi harmonieusement réunis.

Le Paris de Céline

Pendant des années, l’iconographie a été le parent pauvre de la bibliographie célinienne. D’autant qu’elle fut souvent réduite à des formats ne mettant guère en valeur ni les portraits, ni les lieux, ni les manuscrits présentés ¹. C’est seulement depuis peu que sont édités des ouvrages d’envergure pour le plaisir des amateurs  de documents photographiques. On  songe  aux deux albums  procurés par David Alliot : Céline à Meudon. Images intimes, 1951-1961 (Ramsay, 2006) et, en collaboration avec François Marchetti, Céline au Danemark, 1945-1951 (Le Rocher, 2008). Pour le cinquantenaire de la mort de l’écrivain, nous eûmes droit à une belle édition des photographies de Pierre Duverger : Céline. Derniers clichés (Imec-Écriture). Et, deux ans auparavant, au coffret Un autre Céline, composé de deux volumes [De la fureur à la féerie & Deux cahiers de prison] dû à Henri Godard (Textuel). Sans oublier les hors-série de magazines édités à l’occasion du cinquantenaire (Le Figaro-Magazine, Télérama, Lire, Le Magazine littéraire).

Vient de paraître Le Paris de Céline par Patrick Buisson,  tiré  de  son  film éponyme ². Composé de quatre parties, cet album donne à voir les lieux en s’efforçant de restituer l’ambiance dans laquelle l’écrivain évolua, de son enfance (le passage Choiseul) à ses dernières années (Meudon) en passant par sa vie de médecin et  d’écrivain dans deux arrondissements populaires de la capitale (Clichy et Montmartre). C’est en historien, et pas seulement en lettré, que Patrick Buisson retrace l’itinéraire parisien du Docteur Destouches. Ainsi, rappelle-t-il qu’en 1925, la liste communiste de Clichy remporta la majorité absolue au conseil municipal. C’est là que le docteur Destouches allait, peu de temps après,  ouvrir son premier cabinet médical. L’ouvrage reproduit des photographies de l’époque mais aussi des extraits choisis de l’œuvre. La manière dont celle-ci s’est intimement nourrie de l’expérience vécue de l’écrivain est ainsi illustrée par l’image et par le texte de Céline lui-même, à l’instar de ce que proposa le film. Les pages évoquant le passage Choiseul, l’école communale, l’Exposition universelle de 1900, – qui ont inspiré des pages mémorables de Mort à crédit – constituent à cet égard une vraie réussite. Le format in-quarto y contribue autant que la reproduction pleine page de nombreuses photographies. Connues pour la plupart, elles ont rarement aussi bien été mises en valeur. Seuls les puristes feront observer que ce n’est pas Elizabeth Craig qui figure sur certains clichés erronément légendés, et que c’est Cillie Pam (et non Albert Harlingue) l’auteur de ce beau profil de Céline immortalisé au début des années trente. Les esprits chagrins, eux, s’étonneront du ton enlevé de certains commentaires. C’est ne pas voir qu’ils se veulent – tâche redoutable, il est vrai – au diapason de la fameuse émotion du langage parlé restituée dans l’œuvre.

De son exil danois, Céline contemplait avec émotion des cartes postales de Clichy qu’un ami lui avait adressées. Nul doute qu’il aurait été captivé par celles figurant dans cet album.

  1. Dans l’ordre chronologique : l’Album Céline de La Pléiade (1977), suivi du Catalogue de l’exposition Céline à Lausanne ; 30 photographies dans la collection « Portraits d’auteurs » des éditions Marval (1997) ; la série de cartes postales (« Lieux, portraits et manuscrits ») procurée par le Lérot (1992-1994) et la monographie de Pascal Fouché dans la collection « Découvertes » de Gallimard (2001). Seule exception quant au format : le livre d’Isabelle Chantermerle, Céline, publié par Henri Veyrier (1987) qui reproduit quelques documents d’intérêt inégal. Et, dans un format intermédiaire, le Paris Céline de Laurent Simon, malheureusement épuisé, qui vaut autant pour les photos que pour le texte ; il demeure l’ouvrage plus complet sur le sujet (Du Lérot, 2007).
  2. Patrick Buisson, Le Paris de Céline, Albin Michel-Histoire, 192 pages, plus de 275 illustrations.

Pamphlets réédités

Il fallait y penser. On sait que l’ayant droit n’est pas favorable à une réédition des pamphlets. Si cette décision est maintenue par ses héritiers, il faudra attendre le 1er janvier 2032 ¹ pour que ces textes soient réédités de manière non clandestine. Aucune alternative ? Eh bien si : il suffit de les publier dans un pays où la loi sur le droit d’auteur prévoit qu’une œuvre tombe dans le domaine public 50 ans (et non 70) après la mort de son auteur. C’est ainsi qu’une petite maison d’édition québécoise vient de rééditer les fameux brûlots ².

Cela s’est passé dans les règles de l’art : l’éditeur-publisher a sollicité l’avis autorisé d’un conseiller légal d’une maison d’édition universitaire tandis que l’éditeur-editor a pris contact avec l’Alliance israélite universelle « afin de s’assurer d’une présentation mesurée du texte litigieux » [sic]. On aura compris qu’il s’agit d’une édition critique et scientifique. Elle est due à un spécialiste de Céline, par ailleurs auteur d’une thèse de doctorat sur ce corpus 4.

Mais qu’en est-il précisément du droit moral des futurs héritiers de l’écrivain ?  À cela, l’éditeur s’est borné à répondre : « C’est une bonne question » ³.

Coïncidence : cette question a précisément été abordée lors du dernier colloque de la Société des Études céliniennes 5. Voici ce qu’en dit Louis Burkard, auteur d’une communication sur le sujet : «  Étant perpétuel, inaliénable et imprescriptible, le droit moral permet à l’auteur de défendre son œuvre contre toute atteinte d’ordre moral grâce à quatre prérogatives que la loi lui attribue : droit au respect du nom, droit au respect de l’œuvre, droit de divulgation et droit de repentir ou de retrait. Après la mort de l’auteur, son héritier a pour mission d’exercer lesdites prérogatives du droit moral au service de la volonté du défunt. Il est essentiel pour l’ayant droit d’agir suivant ce qu’a voulu ou aurait voulu l’auteur décédé, et non suivant ce que lui-même estime utile. L’interprétation de l’auteur s’avère donc déterminante. » Et l’on sait que Céline ne souhaitait pas que l’on republiât ces textes, y compris Mea culpa. Alors, volonté univoque ? À plusieurs reprises, l’ayant droit a autorisé la réédition de ce libelle. Conclusion du juriste : « Puisqu’un pamphlet a pu être réédité, cela démontre que la volonté de l’écrivain, telle qu’interprétée par l’ayant droit et telle qu’aurait pu avoir à l’interpréter un tribunal, n’était précisément pas univoque. Rien ne permet donc plus d’interdire une réédition sur le fondement de la volonté de Céline, ce qui met fin à la possibilité d’un argument basé sur le seul droit moral et par là même écarte le principe d’une interdiction perpétuelle. » La loi canadienne stipulant qu’en l’espèce les droits patrimoniaux sont éteints, notre éditeur canadien a donc le feu vert pour rééditer ses textes sans devoir se soucier de l’avis des héritiers de l’écrivain.

  1. Et non 2031, la loi précisant qu’ « au décès de l’auteur, [le droit d’exploitation sur son œuvre] persiste au bénéfice de ses ayant droits pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent ».
  2. Louis-Ferdinand Céline, Écrits polémiques (édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi), Éditions Huit [Québec], 1040 pages, 2012. Outre Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux draps, ce volume comprend Hommage à Zola, À l’agité du bocal et Vive l’amnistie, Monsieur ! Tirage annoncé : 400 exemplaires.
  3. Propos recueillis par Jean-François Nadeau (Le Devoir, 1er septembre 2012).
  4. Régis Tettamanzi, « Les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline et l’extrême droite des années 30. Mise en contexte et analyse du discours», thèse de doctorat nouveau régime, Université de Paris VII, Paris 1993. Publié en 1999 aux éditions du Lérot sous le titre Esthétique de l’outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de L.-F. Céline (2 volumes).

Montherlant

Pour Céline, la partie est gagnée. Son purgatoire littéraire n’aura somme toute duré, de son vivant, qu’une douzaine d’années.   Même ceux  qui le  détestent n’ignorent pas que c’est lui le « contemporain capital ».  Et non Gide auquel André Rouveyre décerna jadis ce titre. Mais sera-t-il encore lu dans cent ans ? C’est une toute autre question car on peut paradoxalement être considéré comme un auteur majeur sans pour autant être lu massivement. Dans un récent volume consacré à Montherlant  – qu’on ne lit plus guère –, un célinien s’interroge : « Les jeux ne sont pas encore faits. Le Purgatoire n’étant – par nature – pas éternel. Il se pourrait que Montherlant en ressorte au moment  où Céline y ferait ses premiers pas quand sa langue aura lassé à force de louanges et qu’elle aura forcément vieilli. Qui parle encore le “parigot” ? Qui pratique l’argot ? Combien sont-ils ? Le verlan actuel est-il parent ? Qui croit encore à la subversion du parler peuple ? Les rappeurs ? Les glossaires dont s’accompagnent certaines éditions de Céline sont un signe du passage du temps. Le français des années 30 a fortement vieilli. On peut se dire que les amateurs apprendront le Céline pour le lire comme on apprend Rabelais pour lire Gargantua  mais qui fera l’effort à part les émérites et qui poussera les jeunes à l’apprendre sauf s’il s’agit de déchiffrer les drôleries contenues dans la Correspondance et les imprécations des pamphlets ? Passé Voyage, pas mal de lecteurs renâclent, combien tiennent jusqu’à Nord, cet agrégat calculé d’adjectifs et de substantifs qui émergent d’un fourmillement de points d’exclamation.  Frédéric Dard a fait abondamment circuler la monnaie de Céline dont la lecture est réservée à une élite. » Et de conclure : « Je vois autant de chances à Montherlant débarrassé de ses postures nobiliaires de revenir qu’à Céline débarrassé de ses costumes bien pensants de rester ¹ ». Cette longue citation a le mérite de poser la question. Je ne serai plus là, pas même dans 20 ans, pour vérifier si Céline a autant de lecteurs qu’aujourd’hui. Cela étant, j’incline à penser que, si le nombre peut effectivement varier, Céline sera toujours lu avec autant de passion par ceux qui, non seulement apprécieront la dentelle stylistique mais aussi la densité de son œuvre. D’autres seront peut-être séduits, parfois sans se l’avouer, par la transgression opérée sur le plan des idées. Si l’on relit aujourd’hui la fameuse lettre rejetée par la rédaction d’un hebdomadaire de la collaboration ², on ne peut qu’être surpris, au-delà de l’obsession antisémite, par l’acuité de certaine prédiction. Elle ne peut que heurter la doxa célébrant le métissage ³. D’autant que celle-ci réprouve le concept même de « race » qui préoccupait tant Céline. « La population française ressemble de plus en plus à celle des États-Unis d’Amérique » assénait-il voici exactement 70 ans.  Que  dirait-il  aujourd’hui  où – c’est officiel – les naissances de bébés blancs y sont désormais minoritaires ?

Chez Céline, idéologie et esthétique sont inextricablement mêlées, jusque dans les derniers romans. Paul Morand, écrivain révéré par Céline, considérait avec inquiétude l’affaiblissement, voire l’extinction, de la race blanche. Crainte formulée publiquement 4 qui ne l’empêche naturellement pas d’être pléiadisé aujourd’hui. Cette pensée coupable, omniprésente chez son cadet, risque d’avoir en littérature  l’attrait du fruit défendu.

  1. Philippe Alméras, « Céline et Montherlant. Amabilités réciproques » in Christian DEDET (éd.), Montherlant aujourd’hui, Les Éditions de Paris-Max Chaleil, 2012, pp. 153-164.
  2. Lettres à Henri Poulain du 15 juin 1942 in L.-F. Céline, Lettres des années noires, Berg International, 1994.
  3. Voir, par exemple, « l’appel aux candidats 2012  pour une France métissée » du groupe socialiste Terra nova.
  4. Entretien avec Pierre-André Boutang, « Archives du XXe siècle », 1976 (enregistrement le 1er août 1970).

Éric Mazet

C’est à la fin des années 70 que j’ai fait la connaissance d’Éric Mazet. Grâce à l’une ou l’autre bibliographie célinienne, je savais qu’il était l’auteur d’un mémoire de maîtrise fondateur, « La Déformation du réel dans trois œuvres de Céline, d’après des documents inédits », soutenu en 1971 à la Sorbonne. Soit quelques années avant le renouveau des études céliniennes dû au « canal historique » Dauphin-Alméras-Godard-Gibault. C’est, en effet, à la fin des années 70 que surgit la floraison des Cahiers Céline, de l’Album Pléiade, du premier tome de la biographie de François Gibault, et des colloques de la Société des Études céliniennes.

Né en 1944 sous le signe des Gémeaux (comme Céline !), Éric eut la chance de connaître un témoin capital en la personne de Henri Mahé, dont il allait, bien des années plus tard, rééditer sa Brinquebale dans une édition particulièrement soignée et enrichie. Auparavant, par une série d’articles et de communications, il sut dire sa dette envers ce peintre et décorateur de talent qui assista à l’éclosion de l’écrivain.

La différence entre Mazet et tant d’autres céliniens, c’est qu’il se révéla un véritable chercheur, alliant humilité et rigueur. Et dépourvu du moindre souci carriériste, travaillant durant toutes ces années sur Céline, que celui-ci ait atteint le sommet de sa gloire posthume ou pas encore. C’est ainsi qu’il a rencontré des témoins, pris des notes, suivi des pistes, opéré mille et un recoupements, ce qui lui permettra plus tard de rédiger une foultitude d’articles publiés dans toutes les revues céliniennes existantes et même ailleurs. On lui a parfois reproché de pousser l’exactitude jusqu’aux détails infimes, mais c’est oublier que ceux-ci peuvent s’avérer révélateurs ou permettre de relier un fil à l’autre. Exigeant, il s’insurge lorsque telle entreprise de presse, surfant sur la vogue célinienne, présente un dossier truffé d’inexactitudes, de simplifications abusives ou même d’interprétations malveillantes. Il n’apprécie guère la facilité, pas davantage la doxa. Il a fallu attendre 2004 pour qu’il co-signe un ouvrage capital : Images d’exil. Louis-Ferdinand Céline 1945-1951 (Copenhague-Korsør), véritable encyclopédie de l’exil danois. Mais si l’on rassemblait toutes les études qu’il a consacrées à Céline, on disposerait d’un volume de 500 pages au moins. Sans compter les nombreuses correspondances qu’il a présentées, annotées et parfois même révélées, de Briant à Marks en passant par Seltensperger ou Zuloaga.

Car il faudrait aussi évoquer ses nombreuses découvertes, notamment celles liées à la biographie célinienne des années décisives qu’il connaît particulièrement bien. C’est la raison pour laquelle nombreux ont été les céliniens à faire appel à lui, que ce soit pour la Pléiade ou pour des initiatives moins ambitieuses. Leur attente ne fut jamais déçue, Éric Mazet étant certainement l’un de ceux à connaître le mieux la vie et l’œuvre du grand fauve. Une de ses autres particularités est que, contrairement à tant d’autres exégètes, il ne condamne pas l’individu mais essaie de comprendre, voire d’être en empathie. Et tente de mettre en perspective historique ce que furent les combats et motivations du pamphlétaire. Pour mieux appréhender sa vision de Céline, il faut se reporter à l’entretien qu’il a donné à Joseph Vebret : « Si l’on cherche à comprendre, sans vouloir excuser, tout est plus compliqué chez Céline que chez d’autres écrivains. Son ambivalence, ses changements, nous déroutent ¹. ». Nul doute que l’analyse de la graphie célinienne lui a permis de corroborer cette appréciation. À la rentrée, Éric Mazet co-signera un monumental Dictionnaire de la correspondance. C’est dire s’il n’a pas fini d’enrichir notre connaissance de Céline.

La publication du long entretien que vous lirez dans ce numéro me permet de saluer à la fois l’ami et le célinien hors pair.

  1. Joseph Vebret, Céline l’infréquentable, Éd. Jean Picollec, 2011.