Vient de paraître

Sommaire : Un entretien inédit avec Céline (1960) – Retour dans la Pléiade – Bagarre autour de l’héritage – Une amie méconnue : Blanche Chauvenet alias Blanchette Fermon – Entretien avec David Labreure – Céline, la guerre et la Lys en 1914.

Moralisme

Lorsqu’un ancien premier ministre¹ déclare, dans une émission télévisée, qu’il admire Céline sans pour autant partager ses idées, il s’attire cette réplique de l’animateur suscitant les rires du public : « Donc, vous êtes un peu schizo ? »¹ De plus en plus difficile de faire admettre aux nouvelles générations que l’on peut apprécier un écrivain dont on réprouve les idées. Je donne volontiers, pour ce qui me concerne, l’exemple d’Aragon, auteur (entre autres) de ce beau roman qu’est La Semaine sainte (1958), et qui fut, comme chacun sait, un stalinien de l’espèce répulsive. Au cours d’un récent déjeuner  qui réunissait  des amis céliniens  dans la capitale belge, Christian Mouquet, président de la Société des Lecteurs de Céline, me faisait observer que cette ouverture d’esprit est davantage répandue  à droite qu’à gauche. Cela se vérifie avec la prolifération des « sensitivity readers » qu’on pourrait traduire par « démineurs éditoriaux ». Il s’agit de personnes vigilantes débusquant dans les œuvres littéraires des contenus pouvant être perçus comme offensant ou contenant des stéréotypes ; elles rédigent ensuite, pour les maisons d’édition qui les rétribuent, un rapport suggérant des suggestions de réécriture.  Cette profession, en vogue de l’autre côté  de l’Atlantique, risque fort de fleurir bientôt ici. Les œuvres d’Agatha Christie, Roald Dahl, Mark Twain et Ian Flemming ont déjà dû passer sous les fourches caudines de ces nouveaux censeurs. Ainsi les aventures des détectives Miss Marple et Hercule Poirot ont été modifiées par la maison Harper Collins afin d’éradiquer toute expression potentiellement offensante pour le lecteur contemporain. Toute mention faite d’une personne noire, juive ou gitane est appelée à disparaître. Ce genre de réaction ne date pas d’hier. On se souvient que dans son Ferdinand furieux (1979), Pierre Monnier fait un portrait attachant de Paul Lévy qui, quoique juif, apporta son soutien inconditionnel à Céline alors exilé au Danemark. L’auteur notait, au passage, qu’il avait un type juif très marqué.  Que n’avait-il pas dit là ?!  Rendant compte du livre, Bertrand Poirot-Delpech, feuilletoniste littéraire au Monde, y discerna un signe d’antisémitisme ! Rappelant ce fait, son fils, Frédéric Monnier, indiquait avec ironie : « C’est à partir de ce moment-là que mon père et moi avons décidé de ne plus dire qu’Houphouët-Boigny avait l’air noir. »² Dans la Mystérieuse Affaire de Styles (1920), le premier roman d’Agatha Christie, Hercule Poirot fait remarquer qu’un personnage est “ un Juif, bien sûr ” ; dans la nouvelle édition, le mot n’apparaît plus. Certaines formules complètement banales sont, elles aussi, vouées à disparaître : ainsi, dans Le Major parlait trop (1964), du même auteur, la description d’une femme avec « un torse de marbre noir » a été caviardée. Christie, Dahl, Twain, Flemming… ce n’est qu’un début. « Next Louis-Ferdinand Céline », prédit la grande romancière américaine Joyce Carol Oates, indignée par ses délires. La tâche s’avère colossale car, même dans les romans d’après-guerre, les propos politiquement incorrects de Céline sont légion. On peut espérer qu’en France le droit moral de l’auteur (et des héritiers) s’opposera à cette censure. Il comprend notamment cette prérogative relative au respect de l’intégrité de l’œuvre : seul l’auteur (ou son ayant droit) peut s’opposer à toute modification, suppression ou ajout susceptible de modifier son œuvre initiale, tant dans la forme que dans le fond.
  1. Édouard Philippe dans l’émission « Quotidien » animée par Yann Barthès, TMC, 27 mars 2023.
  2. Frédéric Monnier, Céline, mon père et moi, Du Lérot, 2019.

Vient de paraître

Sommaire : Célinisme et ésotérisme – D’un Céline celte – Deux pages sur Londres dans Times Literary Supplement – « Une magnifique floraison verbale » (sur Guignol’s band, 1944) – Variantes sur le même phare.

Krogold

C’est vers le 20 de ce mois que paraîtra La volonté du roi Krogold, cette légende gaélique que Céline situe dans « un Moyen Âge d’opéra ». En 1947, de Copenhague, il s’exclame : « Combien de chantiers ai-je laissés en plan ? Guignols III ! Casse Pipe ! La Volonté du Roi Krogold ! »¹, ce qui indique que le texte était demeuré inachevé.  Ses lecteurs ne sont guère fascinés par ce versant de son imaginaire². Ni ses exégètes qui ne lui ont consacré quasi aucune étude. Exception notable : une communication au vingtième colloque de la Société d’études céliniennes (2014)³. Y est traitée l’une des sources d’inspiration de cette légende : le journal illustré pour enfants, Les Belles Images, qu’Arthème Fayard créa au début du siècle précédent et dont le jeune Louis Destouches était friand. On se plaît à l’imaginer, trois décennies plus tard, rédigeant dans l’exaltation ce récit haut en couleurs mettant en scène “Gwendor le Magnifique, grand margrave des Scythes, Prince de Christianie”, Wanda la blonde et Thibaud le Trouvère.  Une chose est sûre : ce récit ne sera pas le best-seller que fut Guerre, l’année passée4. Lors du prochain colloque de la S.E.C., qui sera précisément consacré aux manuscrits retrouvés, il se trouvera sans doute l’un ou l’autre spécialiste pour nous en procurer une savante analyse. Au-delà du pittoresque, Krogold constitue-t-il une sorte d’apologue à l’instar du rôle qu’ont les ballets dans Bagatelles ? C’est en tout cas, dans Mort à crédit, l’expression concrète de ce que Céline nomme son « raffinement », montrant à dessein une sorte d’innocence foncière qui contraste avec le prosaïsme du récit. Surtout, cette légende correspond à ce que Céline lui-même appelait « une autre face de [s]on imagination ».5  Comme ce fut le cas lorsqu’il la donna à lire à son éditeur, Robert Denoël, elle déroutera ses nouveaux lecteurs. Céline, lui, était en tout cas attaché à ce qui permettait à son lyrisme de se débonder dans une voie différente  : « Je suis avant tout rêvasseur bardique », confiait-il à Milton Hindus, ajoutant : « Je peux raconter des légendes comme on pisse, avec une facilité qui me dégoûte, des scénarios, des ballets tant qu’on veut, en bavardant, c’est vraiment là mon don. »  Henri Godard  a noté que cette facilité lui était peut-être suspecte, Céline étant trop conscient de sa valeur d’écrivain pour ne pas se rendre compte que son originalité et sa force se situaient sur un autre plan.Les amateurs de l’écrivain attendent avec plus d’impatience la version complète de Casse-pipe, et, dans une moindre mesure, les deux coffrets dans la Bibliothèque de la Pléiade  : Romans 1932-1947 et Romans 1952-1961, réédition des quatre volumes que l’on connaît déjà mais intégrant, pour les deux premiers, les éléments nouveaux apportés par les manuscrits inédits.
  1. Lettre du 5 mars 1947 in Lettres à Marie Canavaggia, 1936-1960, Les Cahiers de la Nrf, 2007, pp. 98 & 259-260.
  2. Même chose pour les ballets dont lui se disait très fier mais qui ne sont assurément pas ce qu’ils préfèrent dans son œuvre.
  3. Sven T. Kilian, « Céline et l’imaginaire du début du siècle : la légende du Roi Krogold et L’Homme-orchestre» in Études céliniennes, n° 10, hiver 2017, pp. 75-86. Voir aussi Roman et récits légendaires et populaires chez L.-F. Céline de Tomohiro Hikoe (thèse de doctorat, 2004 ; résumé in L’Année Céline 2005) et, plus ancien, « Céline et le thème du roi Krogold » d’Erika Ostrovsky (L’Herne, 1965, rééd. 1972).
  4. Sur Internet, on peut écouter une lecture des pages de cette légende (telle qu’elle figure dans Mort à crédit) par Marc Polli, du Théâtre de l’Oreille.
  5. Propos recueilli par Robert Poulet in Mon ami Bardamu, Plon, 1971 (1ère édition parue en 1958).

Vient de paraître

Sommaire : Céline et “Le Livre de Poche” – Du nouveau sur Abel Bonnard ? – Normance vu
par Kléber Haedens (1954) – Paul Valéry dans Londres – Louis Bertrand, précurseur de
Bagatelles ? – Rencontre à Bikobimbo.

Année faste

Nul doute que, pour les céliniens, cette année 2023 sera aussi faste que la précédente. Ces jours-ci paraît La Nouvelle Revue française (n° 655) avec un copieux dossier consacré à Céline. Au sommaire : la nouvelle « La vieille dégoûtante » (l’un des inédits retrouvés) complétée par plusieurs études sur les textes déjà publiés. Ils sont signés Philippe Bordas, Alban Cerisier, Yves Pagès et Javier Santiso. Fin avril paraîtra La Volonté du Roi Krogold, la légende gaélique à laquelle l’écrivain attachait tant de prix. Elle est proposée en deux versions : celle intitulée “La Légende du roi René” datant de la première moitié des années trente, et le texte portant le titre définitif écrit ultérieurement. En mai sortira un nouvel Album Céline (la première édition remonte à 1977),  avec une nouvelle iconographie et un texte dû, cette fois, à Frédéric Vitoux. Suivront, prenant en compte les inédits retrouvés, les quatre éditions, revues et augmentées, des romans dans la “Bibliothèque de la Pléiade”.

Lors d’une conférence qui eut lieu le mois passé à Enghien-les-Bains, François Gibault a révélé qu’une adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit pourrait apparaître sur le grand écran dans deux ou trois ans. Si le contrat n’est pas encore signé, le projet est en bonne voie, d’autant que l’ayant droit a été approché par une importante société cinématographique ayant les moyens financiers de le concrétiser. Par ailleurs, le biographe de Céline a indiqué que Gallimard n’a nullement renoncé à une réédition des pamphlets, et ce avant 2032 qui verra l’œuvre tomber dans le domaine public. François Gibault précise qu’Antoine Gallimard a sollicité « des personnalités du monde juif » pour participer à cette réédition.

On se souvient qu’il y a quatre ans, lors du dîner annuel du CRIF, le président de la République avait déclaré qu’il n’était pas nécessaire, selon lui, de republier ces textes. Il avait, en revanche, regretté que Charles Maurras eût été retiré du livret des “Commémorations nationales”, estimant qu’il ne faut pas occulter la figure du fondateur de l’Action Française : « Nous devons la regarder comme faisant partie de l’histoire de France, l’occulter c’est vouloir reconstruire une autre forme de refoulé post-mémoriel et post-historique et cela dit quelque chose de nos propres faiblesses. » Ce qui vaut pour l’antisémite Maurras ne vaut donc pas pour l’antisémite Céline. On peut légitimement se demander si c’est le rôle de la plus haute autorité de l’État de dire quels textes doivent être réédités et ceux qui ne le doivent pas. Décidant récemment de la dissolution d’un groupuscule nationaliste (qui rendait notamment hommage à Robert Brasillach et aux morts du 6 février 1934), le gouvernement a, entre autres raisons, justifié cet acte en relevant « que le mois de février est traditionnellement marqué par les hommages rendus aux morts des émeutes du 6 février 1934 et à Robert Brasillach, condamné pour intelligence avec l’ennemi, fusillé le 6 février 1945 et qualifié de “poète” par ces nationalistes ». Ce décret, signé par le Ministre de l’Intérieur, est cosigné par la Première Ministre et le Président de la République. Serait-il défendu de rendre hommage à ces morts et de qualifier ainsi  l’auteur des Poèmes de Fresnes,  quelque opinion que l’on ait sur la valeur de ceux-ci  ?

  1. En janvier 2018, Antoine Gallimard avait déclaré ceci : « Au nom de ma liberté d’éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends ce projet, jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l’envisager sereinement.» (Communiqué à l’A.F.P., 11 janvier 2018).
  2. “Décret du 1er février 2023 portant dissolution d’un groupement de fait”, Journal Officiel, n° 0028, 2 février 2023.