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Témoignages

C’est un documentaire attrayant que la Société Européenne de Production a réalisé sur Céline à la demande du Conseil général des Hauts-de-Seine ¹. Il s’intègre dans une série de portraits de personnalités ayant vécu dans cette partie de la petite couronne d’Île-de-France. Ce ne sont pas seulement les dix dernières années de la vie de l’écrivain qui sont traitées dans ce film, même si elles sont naturellement privilégiées. Au moyen d’images d’archives,  c’est tout l’itinéraire de l’écrivain qui est retracé. L’ensemble, de belle facture, s’ouvre par des prises de vues aériennes, excusez du peu, de la « Villa Maïtou ». Autre intérêt du film : on peut y voir une belle brochette de « céliniens historiques », François Gibault, Henri Godard, Philippe Alméras,  Frédéric Vitoux —  plus le benjamin de l’équipe,  David Alliot. Chacun, dans le style qui lui est propre, évoque l’homme et l’œuvre. Des témoins interviennent également : Christian Dedet (écrivain et médecin comme lui), Geneviève Frèneau (sa voisine à Meudon), Judith Magre (élève du cours de danse de Lucette), Madeleine Chapsal (qui réalisa la fameuse interview que l’on sait). Des extraits des trois entretiens télévisés (Dumayet, Parinaud, Pauwels) sont égrenés tout au long du film. De la belle ouvrage assurément.

Fallait-il choisir  comme  conseiller historique Fabrice d’Almeida, auteur à succès d’un livre sur La vie mondaine sous le nazisme ? Dans ce film, il ne craint pas d’affirmer que, sous l’Occupation, « l’antisémitisme de Céline contribue et va dans le sens de l’extermination qui est en cours ». Pour être sûr d’être bien compris, il ajoute : « Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : Céline a même dit qu’il fallait liquider les juifs ». C’est, on l’aura compris, aller beaucoup plus loin que tous les céliniens très critiques à l’égard du pamphlétaire. Qu’ils l’acceptent ou non, ceux qui interviennent dans le film se voient ainsi indirectement associés aux affirmations de cet historien. L’un de ceux-ci évoqua jadis « le problème du sens à donner au langage paroxystique célinien » ².  Tout le problème est là, en effet. C’était à propos de la fameuse lettre à Alain Laubreaux parue dans Je suis partout en  1941. Céline concluait de la sorte : « Cocteau décadent, tant pis ! Cocteau, Licaïste, liquidé ! ». Si on met cette lettre en parallèle avec celle que Céline adresse à Cocteau lui-même peu de temps après, la perspective n’est plus exactement la même 3.

Il faut noter que ce documentaire va connaître une importante audience puisqu’il est d’ores et déjà commercialisé sous la forme  d’un coffret DVD.  Il va en outre  être diffusé  sur trois chaînes de télévision 4.  C’est dire  le retentissement qu’auront les dires d’Almeida. On peut penser que cette question épineuse aurait méritée d’être plutôt traitée par les biographes de l’écrivain 5.

  1. Céline à Meudon (2009). Réalisation : Nicolas Craponne. Producteur : Société Européenne de Production à la demande du Conseil général des Hauts-de-Seine pour la collection « Un lieu, un destin ». Durée : 52’.
  2. Philippe Alméras, « Quatre lettres de Louis-Ferdinand Céline aux journaux de l’Occupation », French Review, avril 1971. Repris dans Philippe Alméras, Sur Céline, Éditions de Paris, 2008, pp. 11-23.
  3. Lettre de Céline à Jean Cocteau in Cahiers Céline 7 (« Céline et l’actualité, 1933-1961 »), Gallimard [ Les Cahiers de la Nrf ], 2003, pp. 230-231.
  4. Les chaînes « TV5 Monde », « Histoire » et France 5. Par ailleurs, le coffret a été envoyé dans les établissements scolaires, les bibliothèques et médiathèques des Hauts-de-Seine. Il est vendu (45 €) dans les musées départementaux. Les autres écrivains évoqués dans cette collection sont Chateaubriand, Charles Péguy et Paul Léautaud. Le DVD seul sera vendu 12 €. Le film peut être vu sur le site http://www.vallee-culture.fr ainsi que sur le blog http://lepetitcelinien.blogspot.com.
  5. Sur ce sujet, voir, par exemple, ce qu’écrit Claude Duneton : « Il est bien malaisé d’apprécier sans passion, et sur de justes balances, l’état d’esprit qui régnait à l’époque. Malgré tout ce que l’on a pu dire ensuite, le public – dont Céline faisait partie – n’avait guère le moyen de connaître, sur le moment même, les horreurs qui étaient en train de se commettre dans les camps nazis. Que l’on fût pro-hitlérien ou résistant, personne ne pouvait imaginer à quelles lugubres extrémités conduisait la haine raciale… » (Bal à Korsør. Sur les traces de Louis-Ferdinand Céline, Grasset, 1994).

Tovaritch

C’est à un homme de théâtre, Alain Vettese ¹, que nous devons le « scoop » dont il est question dans ce Bulletin : regardant à la télévision le film Tovaritch (1935), il croit reconnaître… Louis-Ferdinand Céline. Passionné par les films français des années trente, il a eu l’excellente initiative de l’enregistrer. Pour confirmation, il m’en adresse une copie. Regardant ce film à mon tour, je puis lui confirmer que c’est bien Céline qui apparaît, dans un rôle de figurant, au début du film !  Il est d’autant plus reconnaissable qu’on le filme un moment en avant-plan. Naturellement il l’est nettement moins sur les photos que nous reproduisons dans ce numéro, celles-ci ayant  été effectuées sur écran à partir d’une copie du film sur vidéocassette.

Dans ce numéro, j’évoque l’amitié entre Céline et Jacques Deval. Amitié qui ne s’est jamais démentie en trente ans. On ignore aujourd’hui à quel point Deval, né Boularan (1890-1972), fut un auteur fêté par le public. Né à Paris, c’est dès l’enfance qu’il entre en contact  avec le milieu du théâtre, son père étant directeur de l’Athénée. Auteur de comédies, il connaît le succès dès sa première pièce, écrite en 1920 (Une faible femme). En 1934, il triomphe avec Tovaritch, ce qui l’incite à adapter sa pièce au cinéma. Boulevardier certes mais déployant un comique qui masque souvent une certaine gravité.

On peut être surpris aujourd’hui par le délai très court entre le tournage du film qui commence au début de l’année 1935 et sa sortie sur les écrans début mai. À ce propos, Alain Vettese nous apporte des précisions intéressantes : « Tous ces films tirés de pièces à succès étaient vite mis en boîte et rapidement distribués, ce qui rendait l’affaire souvent très juteuse pour les producteurs, même si tous les réalisateurs ne tournaient pas en deux semaines comme Guitry. Le triomphe de Jean de la Lune (1931) d’après la pièce de  Marcel Achard,  confirmé par  le succès des œuvres « cinématographiées »  de Pagnol, Jules Romains ou de Flers et Caillavet, avait lancé la mode du “théâtre filmé”. Tous les avantages pécuniaires étaient réunis : nombre très limité de décors, longs plans-séquences agrémentés de champs-contrechamps, grosse économie de “prises”, les acteurs étant généralement ceux de la scène, rompus aux ficelles de leurs rôles, montage simplissime… On “aérait” tout de même un peu en introduisant des scènes additionnelles filmées en extérieur. À l’évidence celle où apparaît Céline en fait partie. Elle a dû être tournée “dans le quartier”, le travelling montre nettement qu’on est sur les hauteurs (de Montmartre, sans doute) et chez l’épicier du coin (à moins que Deval n’ait usé d’un  “transparent” pour la vue de Paris et que la boutique aussi n’existât qu’en studio !?… ). »

Quant à la prestation de Céline, Alain Vettese ajoute : « On aimait bien à l’époque faire jouer les copains dans ses films. Les Prévert ramenaient systématiquement les fidèles de leur bande et on se souvient de la prestation (parlante) de Gen Paul dans L’Atalante de Jean Vigo ³. »

Si Jacques Deval connut le succès, sa fin fut moins glorieuse.  Une  biographe de Céline lui rendit visite trois ans avant sa mort, dans un quartier ouvrier de Paris : « On était loin des splendeurs d’Hollywood dont ils avaient joui ensemble et du froufrou des robes des adorables filles qui avaient toujours entouré Deval. (…) Il ne restait à présent que quelques pâles reflets du passé, accumulés dans des pièces étroites ; et un chien âgé, asthmatique qui se traînait sur des tapis d’Orient usagés ². »

  1. Né en 1952, Alain Vettese est enseignant et auteur dramatique (Ciné-dérive, Le Jardin au tilleul, La Folie sage, Hors-champ, Le Poisson de verre,…). Il voue une passion à trois auteurs : Marcel Proust, Paul Léautaud et… Céline. À propos de la scène en question, il relève ce détail amusant : « Quand la caméra arrive à Céline, après un regard furtif de face, il se détourne vite pour jouer son rôle de client qui se sert ou qui paie. Un “vrai” figurant se serait fait sermonner. »
  2. Erika Ostrovsky, Céline, le voyeur-voyant, Éd. Buchet-Chastel, 1972.
  3. Courriel d’Alain Vettese adressé à M. Laudelout, 24 janvier 2010. À propos de la rapidité avec laquelle se tournaient et étaient montés certains films à l’époque, Denis Joulain, président de l’Association des Amis de Jean Delannoy (lequel réalisa le montage de Tovaritch mais aussi de Club de femmes de Deval), nous signale que ce dernier film fut tourné de février à mai 1936 aux studios de Joinville, et qu’il sortit sur les écrans à la fin du même mois de mai.

Divers

L’édition de la correspondance de Céline dans la Pléiade nous procure aussi l’occasion de rêver aux lettres irrémédiablement perdues. Celles adressées à Elizabeth Craig,  par exemple (elle n’en avait sauvegardé que quelques unes)  ou celles à Marcel Aymé envoyées durant l’exil danois. On sait que celui-ci avait l’habitude de détruire son courrier au fur et à mesure qu’il y répondait. Une seule (car transmise à Daragnès) a été conservée. Elle est reproduite  dans la dernière livraison de L’Année Céline (voir page 23). En avril dernier,  j’avais adressé à Thierry Lévy le numéro comportant un hommage à son père qui avait si généreusement ouvert les colonnes de son journal à Céline au moment où quasi toute la presse française l’accablait. La correspondance à Paul Lévy est, elle aussi, perdue à jamais. Voici ce que me répond son fils : « La lecture du Bulletin célinien m’a enchanté et je vous remercie d’avoir pensé à me le communiquer. Malheureusement, la correspondance de Céline avec mon père a disparu. C’est une perte dont je ne me console pas. ¹»

Il faudrait un jour faire le recensement de tous les livres d’écrivains dans lesquels Céline est évoqué. En voici deux. Celui de Georges Fourest, Le Géranium ovipare (1935), dans lequel il évoque l’échec de Céline au Goncourt ² :

Mazeline, l’auteur des Loups,

chez les Dix a battu Céline. (…)

Très-doux et pas du tout jaloux

Céline galamment s’incline :

Mazeline, l’auteur des Loups,

chez les Dix a battu Céline…

 

   Il y a aussi ce « poème » d’Aragon, Les neiges de Siegmaringen [sic], qui, parodiant Villon, fustige, en ne craignant pas l’amalgame, les confrères ayant fait le mauvais choix ³ :

Qui noircira mes paperasses

Hélas Massis Hélas Maurras

Tous mes beaux encriers s’encrassent

Drieu n’a pas laissé de traces

Ajalbert a fui dans les bois

Céline est caché sous les cendres

Lesdain si doux Béraud si tendre

Laubreaux toujours prêt à se vendre

Où sont-ils Va-t-on me les rendre

Où est Darquier de Pellepoix

Prescience de Céline. En mars 1944, il lui adressait Guignol’s band adorné de cette dédicace : « À Aragon notre prochain grand procureur général au Comité de grande Purification ».

  1. Lettre de Maître Thierry Lévy à Marc Laudelout, 8 juin 2009.
  2. Georges Fourest, Le Géranium ovipare, José Corti, 1935.
  3. Aragon, Le Musée Grévin, Les Éditions de Minuit, 1946. Ce texte a été publié pour la première fois dans Les Lettres françaises du 17 février 1945. Merci à Frédéric Saenen de nous l’avoir communiqué.

Pur jus

Si à l’époque où Céline bataillait avec Gaston Gallimard pour que son œuvre figure dans la Pléiade, on lui avait dit que, cinquante ans plus tard sa correspondance y serait également accueillie, il en eût été très surpris et sans doute fort marri. Nul doute que l’événement célinien de cette année finissante est la publication de  cette  anthologie  accompagnée,  comme il se doit,  d’un appareil critique de qualité ¹.  Pavé imposant de 2000 pages relié plein cuir, soit près d’un kilogramme de lyrisme et de vis comica. Du Céline pur jus. Outre les nombreux inédits, notamment pour la période militaire de sa vie ², l’intérêt de cette édition est de donner à lire un Céline épistolier d’envergure  à l’aune du grand écrivain qu’il est. Ce n’est qu’à la fin de sa préface qu’Henri Godard met l’accent sur cette qualité d’écriture qui lui vaut de bénéficier d’un cinquième (et dernier) volume dans la prestigieuse collection : « …Les formules ne cessent de fuser du bout de ses doigts, de celles qu’aucun autre écrivain n’aurait inventées. Pas une lettre, y compris celles dont le contenu paraît répétitif, qui ne contienne une ou plusieurs de ces étincelles. » Encore n’évoque-t-il ici que la correspondance danoise mais avant l’exil aussi Céline est l’auteur de superbes lettres, dans des registres très divers, qui en font l’égal d’un Voltaire ou d’un Flaubert.  À cela s’ajoute l’intérêt purement documentaire : cette correspondance, présentée de manière chronologique, constitue une mine de renseignements sur le jeune Louis Destouches puis ce qu’il en advient, de l’âge adulte à la vieillesse.

Même s’il nous refait le coup de L’Express (1957) en titrant son article « Lettres de la haine », un critique a été forcé de le reconnaître : « L’épistolier est aussi saisissant, énorme, inventif, farouche que l’écrivain qu’on connaît. Il n’a pas deux écritures ni deux encres. » ³. Un des paradoxes étant de voir, imprimées sur papier bible, les imprécations issues de sa correspondance alors même que celles contenues dans son œuvre polémique demeurent interdites d’entrée dans la Pléiade. Il y aurait naturellement beaucoup à dire sur les motivations de l’écrivain de combat que fut Céline. S’il eut partie liée avec le pire, comment ne pas voir aussi son altruisme foncier et son pacifisme résolu lié à sa hantise de revoir les peuples européens s’entretuer ? Dès lors que l’on ressasse perpétuellement son antisémitisme, il me semble que ces choses-là pourraient également être dites. Étant entendu qu’il faut tout dire ou bien se taire, selon la formule consacrée. Dans le même ordre d’idées, je me souviens avoir suscité jadis la vive réaction d’un célinien émérite en affirmant que Céline souhaitait la victoire des forces de l’Axe. Même si Céline fut un électron libre et le plus souvent bougon dans le petit univers de la collaboration parisienne, le doute n’est pas permis. Et le regroupement des lettres écrites de 1940 à 1944 est à ce propos très éclairant. Autre motif de vouer aux gémonies celui qui se disait lui-même « partisan » 4. C’est dire si cette publication va donner du grain à moudre aux bonnes consciences qui voient en Céline le salaud intégral. Au moins seront-elles amenées à reconnaître qu’il ne perd pas son talent lorsqu’il fustige les uns et les autres. Dès lors qu’il s’agit de style, il est assurément bien difficile de distinguer le « bon » Céline du « mauvais ».

  1. Céline, Lettres (Choix de lettres de Céline et de quelques correspondants, 1907-1961), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 2009, 2034 p. Édition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Prix : 59 €.
  2. Les lettres inédites de cette période sont reprises dans Devenir Céline. Lettres inédites de Louis Destouches et de quelques autres, 1912-1919, Gallimard, 2009. Extraits de la postface en pages 4 et 5.
  3. Jacques-Pierre Amette, « Céline, lettres de la haine », Le Point, 5 novembre 2009.
  4. Lettre à Fernand de Brinon, 1er octobre 1941, p. 650.

Le masque et la plume

Les archives de l’Institut National de l’Audiovisuel  permettent  une  plongée immédiate  dans le passé ¹.  Cela revêt aussi un intérêt pour les céliniens. Ainsi, pour quelques euros, on peut, après l’avoir téléchargé, réécouter à l’envi ce numéro du « Masque et la plume » (quasi) entièrement consacré à Céline à l’occasion de la parution de Rigodon ². Heureux temps où toute une émission pouvait être vouée au grand maudit. Nous sommes en mars 1969. L’année a commencé en fanfare avec cette édition posthume du troisième volet de la trilogie allemande et avec la réédition de Guignol’s band en « Livre de poche », un numéro spécial du Magazine littéraire (le premier d’une série qui en comporte quatre à ce jour) et la publication des souvenirs de Henri Mahé, La Brinquebale avec Céline.

Animée par Michel Polac, cette émission radiophonique accueillait Alphonse Boudard, Jean-Louis Bory, Jean Guenot et François Nourissier, excusez du peu. Il faut dire d’abord l’émotion d’entendre ces voix qui, pour la majorité d’entre elles, se sont tues… Boudard est mort il y a déjà près de dix ans ; Bory préféra quitter ce monde en 1979 à l’âge de soixante ans et Nourissier se meurt dans un hôpital, vaincu à la fois par Parkinson et Alzheimer… Demeure heureusement parmi nous le cher Jean Guenot qui applique avec talent le précepte du Dr Besançon : « Ne pas dételer ». C’est entièrement seul, on le sait, qu’il écrit et imprime sa revue J’écris (voir en page 17).

Dans cette émission, on assiste à un échange intéressant entre ces quatre écrivains dont au moins trois connaissaient bien l’œuvre dont ils avaient à parler. Guenot relate avec humour la première visite qu’il fit à Meudon en compagnie de Jacques d’Arribehaude et disserte savamment sur le thème « Céline, martyr et musicien » qui sera l’un des chapitres de son livre publié quatre ans plus tard ³.   Bory évoque sa découverte de Céline avant-guerre alors qu’il était au lycée Henri IV : « J’y trouvais ce qui me passionne : une dénonciation violente de tout un ordre que j’exècre ».  Boudard, lui, suscite de vives protestations lorsqu’il ne craint pas d’affirmer qu’il fallait une certaine audace pour rédiger Bagatelles en plein Front populaire.  Et lorsqu’une personne dans le public évoque les appels du pied que le communiste Aragon fit à Céline dans les années trente, Nourissier s’insurge et affirme que seule une admiration désintéressée animait l’auteur d’Aurélien. Ce plaidoyer prend naturellement un certain relief lorsqu’on sait que, l’année précédente, Aragon démissionna du jury Goncourt après avoir échoué à faire attribuer le prix à Nourissier. Bien d’autres propos sont tenus sur Céline dans cette émission ; certains pertinents, d’autres moins. Mais ce qui frappe l’auditeur d’aujourd’hui, c’est la liberté de ton qui régnait alors sur les ondes et le fait que l’écrivain suscitait une admiration incontestée auprès des différents intervenants. Lorsqu’on sait que, deux mois plus tard, la deuxième chaîne de la télévision française diffusera, en deux parties, une grande émission consacrée à Céline, on mesure combien les choses ont changé 4.

  1. www.ina.fr (taper « Louis-Ferdinand Céline » dans le moteur de recherche figurant sur le site)
  2. « Le Masque et la plume », 23 mars 1969. Émission animée par Michel Polac et François-Régis Bastide.
  3. Jean Guenot, Louis-Ferdinand Céline damné par l’écriture, Chez l’auteur, 1984 (éd. revue et augmentée).
  4. « D’un Céline l’autre », O.R.T.F., 2ème chaîne, 8 et 19 mai 1969. Cette émission est reprise dans le double DVD « Céline vivant », Éd. Montparnasse, coll. « Regards », 2007. Autre parallèle avec notre temps : le Conseil général des Hauts-de-Seine a commandé à une société de production des « portraits » de dix personnalités ayant vécu dans ce département, dont Céline. Ces documentaires seront diffusés sur TV5, France 5 et la chaîne Histoire. Las ! Gilles Bouchara, président de la Communauté juive des Hauts-de-Seine adjure le Conseil général de renoncer à l’émission consacrée à Céline et, via la revue Actualité juive, invite tous ses coreligionnaires à protester auprès de Patrick Devedjian qui préside le Conseil général des Hauts-de-Seine. Affaire à suivre…

Paraz

Dans le numéro de juillet-août, j’ai signalé la réédition des Lettres à Albert Paraz établie, présentée et annotée par Jean-Paul Louis. Commentant cette correspondance au micro de France-Culture, Cécile Guilbert attige lorsqu’elle précise d’entrée de jeu  que  cette nouvelle édition n’apporte pas grand-chose à la précédente ¹. Si elle fait uniquement référence aux lettres de Céline, soit. Encore que le texte, corrigé en beaucoup d’endroits,  comporte quelques lettres supplémentaires (à Paraz mais aussi à d’autres correspondants). Mais cette réédition vaut aussi par sa nouvelle préface (le double de pages que la précédente), par trois articles de Paraz (sur Céline) absents de la première édition et surtout par son annotation considérablement revue et augmentée. Ceci a manifestement échappé à la chroniqueuse de France-Culture.

Il me semble que cette correspondance est mieux appréciée par la critique qu’il y a trente ans. À gauche surtout, on est franchement dithyrambique : « La correspondance de Céline, celle-ci en particulier, relève de la grande écriture, rayon facture pas ordinaire. » (Le Nouvel Observateur) ; « Céline ne se départ jamais de son ambition (…) sur son territoire intime, celui de la parole écrite, du verbe haut, de la chaleur glaciale de la langue reconstruite, réinvestie, féeriquement réinventée. » (La Quinzaine littéraire) ; « C’est un régal d’humour ravageur dont il faudrait presque tout citer. Il ne s’agit pas de « bonheurs d’expression », mais d’un incessant tourniquet à trouvailles où les pépites éclatent en geysers, rafales musicales d’une langue en rut. » (Le Monde) ².

Céline fait vendre.  Aussi a-t-il fait la couverture du Magazine des Livres  cet été ³. Au sommaire : un long article biographique de David Alliot (« Les sept vies de Louis-Ferdinand Céline ») et un entretien de Joseph Vebret avec Philippe Sollers : « Je place Céline très haut. La campagne d’oblitération de Céline a échoué, et il est désormais d’autant plus au Panthéon qu’on voulait l’empêcher d’y entrer. (…) Il faut souligner à quel point Céline était un épistolier de génie. » Et de conclure : « Le moment est donc venu de relire Céline de fond en comble ».

Une nouvelle biographie « synthétique » de Céline est disponible. Elle est due à Yves Buin, psychiatre qui ne s’était jamais signalé auparavant comme célinien 4. C’est aussi un amateur éclairé de jazz, ce qui lui permet d’apporter la contradiction à Philippe Alméras : « On ne peut retenir que la phrase de Voyage sur le jazz assimilé à une “musique négro-judéo-saxonne” soit antisémite. C’est oublier la proximité de la musique klezmorin avec le jazz New-Orleans, celui de Céline ».

  1. Émission « Jeux d’épreuves » de Joseph Macé-Scarron, France-Culture, 4 juillet 2009. Cette nouvelle édition des Lettres à Albert Paraz, 1947-1957, a paru dans les « Cahiers de la NRF», 560 p.
  2. Delfeil de Ton, « Bien envoyées », Le Nouvel Observateur, 22 juin 2009 ; Hugo Pradelle, « Les lettres de Céline à Albert Paraz », La Quinzaine littéraire, 1er-15 juillet 2009 ; Cécile Guilbert, « Céline, tempo d’enfer », Le Monde, 4 juin 2009.
  3. Le Magazine des livres, juillet-août 2009. Titre en couverture : « Céline, un parfum de scandale. 60 ans après, le génie de l’écrivain à la lumière d’une drôle de vie ». Un recueil des textes de Philippe Sollers sur Céline est à paraître aux éditions Écriture dans la collection « Céline & Cie ».
  4. Yves Buin, Céline, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2009, 480 p. Le klezmer est, rappelons-le, une tradition musicale des Juifs ashkénazes.